13
Balade champêtre
Tadeo s’arrêta face aux portes latérales, à un pas du détecteur de mouvements qui déclenchait leur ouverture. Il réajusta les lunettes de soleil aux verres polarisés que lui avait données Zmitro avant de lever discrètement les yeux vers la caméra de sécurité qui lorgnait l’entrée, ainsi qu’une partie de la plateforme remontant les véhicules du personnel et des visiteurs depuis le parking souterrain qui se trouvait sous ses pieds. Il poussa un long soupir, puis repensa rapidement au plan qu’avait élaboré son partenaire. Quelques détails concernant l’exécution de ce dernier le stressaient énormément. Et plus il s’y attardait, moins les choses se déroulaient sans encombre dans le scénario catastrophique qu’il s’imaginait.
Désireux d’en finir au plus vite, il pénétra dans le hall principal du bâtiment. Celui-ci se dressait sur 25 étages, en comptant la dizaine qui était réservée à l’ingénieux système qui empilait les voitures volantes à la manière d’une feuille de calculs bien organisée. À quelques mètres des portes, non loin d’un bureau derrière lequel se tenait une hôtesse d’accueil, un panneau indiquait le nom des différentes entreprises qui louaient les lieux ainsi que le niveau où elles se trouvaient. La succursale de l’agence de monsieur Vero occupait une petite partie du 17e étage. Tadeo était au 12e.
Il salua la femme d’un hochement de tête et se dirigea vers un salon central où étaient installés deux canapés, face à face, ainsi que des fauteuils, tous vides d’habitants. Il prit place au milieu du canapé de gauche et puis s’attarda sur l’architecture des lieux. Le hall d’entrée se présentait sous la forme d’un cercle, ce qui lui conférait une sorte de grandeur malgré le peu d’espace qu’il occupait. Des colonnes stylisées, le sol de carrelage bicolore et des tableaux disposés stratégiquement accentuaient l’aspect unique que l’endroit essayait de se donner. Il se retourna et remarqua deux ascenseurs qui desservaient exclusivement les étages supérieurs. Sur le côté, quelques mètres en arrière, des toilettes, ainsi que des distributeurs de boissons, chaudes et fraîches, et de nourriture. Il mémorisa pour plus tard l’emplacement de la machine qui servait du café.
Tadeo s’intéressa pendant plusieurs minutes aux images que diffusait une télévision. Elle présentait les sociétés, leurs slogans, ainsi que les services qu’elles offraient. Il regarda à plusieurs reprises l’horloge de son micro-ordinateur, attendant anxieusement le conducteur qui s’occupait en temps normal des trajets de monsieur Vero. Il se pencha aussi plusieurs fois dans la direction de l’hôtesse d’accueil, qui ne se souciait guère de sa présence, ce qui le rassura un peu.
Un homme paré d’un uniforme noir se présenta à l’accueil, quelques minutes plus tard. Tadeo vérifia de nouveau l’heure. Il était 13 h 50. Les informations d’Ivan commençaient à se confirmer. Le conducteur s’approcha aussi du petit salon, saluant au passage Tadeo, qui lui adressa un signe de la main. Il étudia rapidement son costume, qui lui donnait l’air d’un valet. Le nom de la société de transport était inscrit en lettres blanches au-dessus d’une poche de poitrine : KomforTranspor.
Au détour d’une recherche sur Internet, une heure auparavant, Joakìm et Zmitro s’étaient renseignés sur le code vestimentaire des employés, ainsi que du type de véhicules que ces derniers conduisaient quotidiennement. Ils avaient pu louer rapidement une voiture de la même marque et couleur. Néanmoins, l’option d’habiller Tadeo d’une copie conforme de l’uniforme n’avait pas été envisageable, par manque de temps. Joakìm s’était tout de même proposé pour créer de toute pièce un ensemble, comme il l’avait fait durant la filature avec Zmitro quelques jours avant, mais le rendu était moindre, pas assez détaillé. Ils avaient alors décidé d’abandonner cette idée et d’opter pour une apparence plus simple. C’était à ce moment-là que le fumeur avait pensé aux tenues décontractées que portaient souvent les taxis qui travaillaient à leur compte. Un aller-retour plus tard, et un passage rapide dans son armoire, Tadeo arborait timidement cet accoutrement auquel il n’aurait jamais songé en temps normal. Une chemise légèrement déboutonnée au niveau du col rentrée dans un jean sombre, tenue parachevée par une magnifique paire de solaires de grande marque trop peu utilisée, malgré son prix exorbitant.
L’employé de KomforTranspor se positionna entre les distributeurs automatiques et les toilettes pour hommes, les mains dans le dos, le regard dans le vide. La fatigue se lisait sur son visage. Il bâilla plusieurs fois. Tadeo se leva et se dirigea vers la machine à boissons chaudes. Il parcourut rapidement la liste des options, ainsi que les prix. Il y avait de tout, mais surtout de l’instantané.
Trop cher et sûrement dégueulasse. Mais bon !
Il procéda à un paiement sans contact grâce à son micro-ordinateur, qu’il accola contre la machine un bref instant. D’un regard en coin, il observa le conducteur de monsieur Vero. L’idée lui vint d’engager une conversation sur la proposition d’un café. Il devait impérativement se rapprocher de lui avant l’arrivée du père d’Ana pour pouvoir mettre à exécution le plan de Zmitro. Pendant que la machine faisait couler sa propre boisson, il se tourna vers lui et lui lança à voix haute :
— Vous voulez un café ? Tant que j’y suis.
L’homme secoua poliment la tête afin de décliner son offre. Tadeo haussa les épaules et se pencha pour récupérer son gobelet. Le café était brûlant. Il souffla plusieurs fois sur le liquide noir, tout en se dirigeant de nouveau vers le petit salon, frustré par son échec. Il s’installa, réfléchit quelques secondes, puis tenta à nouveau d’établir un contact.
— Vous êtes du coin ? lui demanda-t-il alors.
Il y eut un flottement. Puis finalement, le conducteur se décida à engager la conversation. Il ne semblait pas très passionné par le sujet, mais c’était sûrement mieux que d’attendre et ne rien faire.
— Je bosse en Europo-3 depuis plus de 5 ans, si c’est ça que vous voulez dire. (Il marqua une pause et dévisagea longuement Tadeo. Celui-ci se força à sourire pour donner une bonne impression de lui-même.) Je vous ai jamais croisé, n’est-ce pas ?
— Oh, non. Je travaillais en Europo-4 la semaine dernière, encore. J’avais besoin de changer d’air. C’est sympa, ici. Et il fait moins froid.
— Ah. Je vois. (Il bâilla une nouvelle fois avant de reprendre.) De la famille dans le coin ?
— Ouais.
L’homme hocha la tête à plusieurs reprises, il semblait à court d’idées pour maintenir à flot la conversation. Après ça, il ramena son attention à un micro-ordinateur qu’il rangeait dans l’une des poches de son uniforme. Le logo de la marque, ainsi qu’un minuscule autocollant de la société de transport apparaissaient au dos de l’appareil. Tadeo enregistra rapidement ces informations. Puis il remarqua par la suite que l’homme lorgnait son gobelet de café. Il lui adressa un fin sourire.
— Mauvaise nuit ?
— Ouais et pas qu’un peu.
L’employé de KomforTranspor commença à fouiller ses poches, probablement à la recherche d’un moyen de paiement. Tadeo le prit de court et lui tendit sa boisson chaude, de laquelle il n’avait pas encore bu une seule goutte.
— Tenez, je vais m’en faire couler un autre.
— Vraiment ? Vous êtes sûr ? Ça me gêne, un peu.
— Non, c’est bon. Prenez-le. (Il plaça le gobelet dans ses mains et se dirigea de nouveau vers le distributeur.) Je m’appelle Dario, au fait.
— Benito. Merci, c’est vraiment sympa.
— Je vous en prie.
Face à la machine, il en profita pour démarrer un programme de copie sur son micro-ordinateur, à l’abri du regard de sa cible. L’identifiant de l’appareil qu’utilisait le conducteur dans le cadre de ses courses apparut dans une très courte liste après quelques secondes de recherche dans un champ restreint. Il le sélectionna et lança la procédure. Cela durerait deux minutes pendant lesquelles ils discuteraient tranquillement, en avait-il décidé. Mais à sa grande surprise, ce fut l’autre qui le relança. Ils se tinrent à une distance respectable, côte à côte.
— On peut se tutoyer, au fait.
— Oh, d’accord. (Tadeo but une gorgée de café. Il était bouillant et manqua de lui brûler la langue.) Sacrées tenues que vous vous trimballez, chez vous.
— Oh putain, ne m’en parle pas. Je déteste ces trucs. On crève de chaud avec ça en été.
— Et ça va, ça paye bien ?
— J’ai pas à me plaindre à ce niveau, disons. On fait énormément d’heures, par contre. Mais bon… C’est le boulot, hein ?
— Ouais, t’as raison. Faut bien gagner sa vie d’une manière ou d’une autre.
Au fil de la conversation, il ne put s’empêcher de l’observer, de la tête aux pieds. C’était un bel homme qui rentrait sans mal dans ses standards des personnes avec qui il passerait une bonne soirée, voire plus. Au détour d’un échange, conscient de ce qu’il était en train de s’imaginer, il réprima ses fantaisies avec énormément de difficulté. Celles-ci, accompagnées de ses désirs refoulés depuis plusieurs mois ainsi que de sa libido débordante, lui présentaient quelques esquisses d’une aventure d’un soir en compagnie de cet homme dont il ne connaissait que le nom. Il n’avait jamais été friand de ce genre de relations et détestait toujours la manière dont il abordait la chose. Alors qu’il vidait rapidement son gobelet, il ressentit soudainement une certaine culpabilité concernant ce qu’il s’apprêtait à faire. Il se dit que, dans d’autres circonstances, leur rencontre aurait pu être plus agréable.
— T’es à ton compte, alors ? lui demanda l’employé de KomforTranspor, intéressé par ce détail.
— Euh, ouais. Oui. Depuis l’année dernière.
— C’est bien ?
— C’est crevant. La paperasse et tout… Mais bon, je suis pas emmerdé par un patron, à côté de ça.
— Mais c’est parfait, ça ! Qu’est-ce que j’aimerais ne pas avoir quelqu’un derrière mon dos en permanence !
— Ah, ça…
Tadeo sentit son micro-ordinateur vibrer dans la poche de son jean. La copie était terminée. Il se détourna et envoya discrètement les données à l’implant de Zmitro, quelques étages plus bas. Puis il changea de sujet.
— Du coup, tu viens chercher quel genre de personne, aujourd’hui ?
— Un gars qui travaille dans la mode. Il est assez populaire dans le coin. Monsieur Vero. Je ne pense pas que tu le connaisses.
— Non, effectivement. Il file des bons pourboires ?
— Oh, ouais. (L’homme se mit à rire.) Je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs, mais il a décidé quelques mois en arrière que je serai son chauffeur attitré. Mais tant mieux pour moi, du coup !
L’appareil du conducteur émit soudainement une sonnerie. Il s’éloigna de quelques mètres en direction des toilettes, après s’être excusé. Tadeo le regarda faire. Après quelques instants et un changement d’humeur assez radical, il revint du côté de la machine à café, son récent sourire remplacé par une moue irritée. La mauvaise nouvelle était tombée.
— C’était le bureau. Mon transport vient d’être annulé. Apparemment, il compte passer le reste de sa journée ici.
— Ah, mince. Ça va ? T’as l’air, euh… Comment dire ?
— Non, c’est rien. C’est juste que je n’ai pas encore eu de pourboire aujourd’hui, et… (Il haussa les épaules, avant de reprendre.) Enfin, bref. C’est tout, c’est comme ça.
— Il y a des jours comme ça. Tu n’y penseras plus demain, va.
— Ouais. Qu’importe. (Il le salua mollement de la main.) Sur ce, à une prochaine, peut-être. Et bon courage.
— Pareillement.
L’homme quitta les lieux et laissa Tadeo seul avec sa culpabilité grandissante. Il se mit à la place qu’il occupait, quelques minutes auparavant, là où il avait sûrement l’habitude d’attendre son client régulier. À travers les portes coulissantes, il aperçut un véhicule de la société de KomforTranspor qui décollait depuis la plateforme de parking avant de s’éloigner dans le ciel.
L’attente ne fut pas longue. Un quarantenaire en costume noir et blanc se présenta à l’accueil après cinq minutes. Il scruta la pièce du regard, comme à la recherche de quelqu’un, avant de s’intéresser à l’heure qu’affichait sa montre de luxe qui coûtait, à vue de nez, une année complète de salaires d’un citoyen des districts médians. Puis il se mit à taper du pied. Tadeo s’approcha nerveusement.
Le père d’Ana était très propre sur lui. C’était un homme de taille moyenne dont la silhouette plutôt bien dessinée attestait d’un passé sportif qui n’était plus à l’ordre du jour. Il semblait être sur les mêmes longueurs d’ondes que sa femme sur le plan esthétique, comme le prouvaient ses cheveux parfaitement coiffés, la bonne disposition de quelques rares rides ou encore son rasage de près. Les quelques cheveux blancs qui parsemaient sa coiffure lui donnaient un certain charme. Un implant très discret diffusait une faible lumière bleue depuis sa tempe gauche jusqu’à son œil sous la forme d’un trait mince et stylisé. Dans la même veine, une lueur se reflétait dans son regard. Il était impossible de vérifier d’aussi loin, mais cela était sûrement dû à la présence d’une modification rétinienne.
Tout au plus, il ressemblait à un homme d’affaires plutôt qu’à un responsable d’agence de mode.
Tadeo se présenta respectueusement à monsieur Vero, qui le jaugea longuement et laissa apparaître une sorte de dégoût mal caché sur son visage.
— Vous êtes ? lui demanda-t-il alors.
— Le remplacement commandé par KomforTranspor, monsieur. Je suis un taxi indépendant et je fais partie de leur programme de…
— Où est Benito ? Qu’est-ce que c’est que ces histoires ?
— Il est soudainement tombé malade hier soir et ne s’est pas présenté au travail ce matin. J’ai été chargé de m’occuper de votre transport à sa place, monsieur Vero. J’espère que cet arrangement vous convient.
Le styliste marqua un silence prolongé. Il y avait de la méfiance dans son regard. Après une longue réflexion, durant laquelle Tadeo craignait un appel à la société de transport, ainsi que plusieurs coups d’œil en direction de sa montre, monsieur Vero décida finalement de chasser le problème d’un air suffisant et d’un mouvement de main. Il avait un maniérisme qui aurait énervé plus d’une personne.
— Ça n’a pas d’importance. Dépêchons. Vous savez où me conduire, j’espère ?
— Bien sûr. Après vous, monsieur.
D’un pas assuré, monsieur Vero se dirigea vers la sortie du bâtiment. Tadeo soupira longuement et se mit à la suivre.
Zmitro mit fin à l’appel sous le regard anxieux de Joakìm, qui se rongeait l’ongle du pouce depuis quelque temps déjà. Ils étaient tous les deux installés sur les banquettes arrière du véhicule, derrière la cloison qui séparait les passagers du chauffeur. C’était quelque chose d’assez standard dans les transports privés haut de gamme, mais ce n’était pas rare de rencontrer un taxi indépendant qui travaillait avec une voiture du même acabit. Celle qu’ils avaient louée pouvait accueillir jusqu’à quatre passagers.
Délibérément, ils avaient rendu complètement opaques les fenêtres arrière grâce à un bouton judicieusement disposé entre deux sièges. Il était impossible de regarder vers l’extérieur, tout comme les badauds ne pouvaient se renseigner sur le contenu du véhicule. Cela faisait partie du plan de Zmitro. Si tout se passait bien, ils se retrouveraient nez à nez avec monsieur Vero après quelques minutes d’attente et le forceraient à monter dans la voiture.
— T’es sûr que ça fonctionne ? demanda Joakìm, le front en sueur.
— Il avait l’air plutôt convaincu, lui répondit le fumeur, entre deux bouffées. Arrête de stresser, ça va aller.
— Je sais ! Ça me file un mal de bide pas possible tout ça, c’est tout.
— Ouais, je vois ça.
— Je pensais pas un jour rester dans une bagnole garée dans un de ces trucs. T’imagines, le mécanisme se bloque et…
— Pète un coup, petit gars. Je te dis que ça va aller. (Zmitro le fixa, avant de lui tendre sa cigarette électronique.) Tiens, tire là-dessus.
— Je ne fume pas, enfin.
— Justement. Allez, une latte. Tu vas voir.
Le jeune homme s’exécuta et manqua de s’étrangler avec la fumée. Ses toussotements furent ponctués par les rires gras, mais sincères de son aîné, qui après quelques secondes chassa du pouce une larme du coin de son œil. Joakìm grimaça, vexé, mais lui rendit tout de même sa machine à nicotine.
— C’est dégueulasse ce truc…
— Mais au moins, maintenant, tu penses à autre chose.
Soudainement, des échos lointains de signaux sonores électroniques se firent entendre. Puis le bruit distinct d’un mécanisme leur parvint aux oreilles. Quelque chose trembla à quelques mètres de leur position. Une plateforme de parking grinça puis s’éloigna quelques étages plus haut, en direction de l’accueil du bâtiment.
Joakìm continua de fixer le plafond jusqu’à la dernière seconde. Puis il retomba mollement sur la banquette, comme si une partie de la tension qui l’habitait précédemment l’avait alors quittée. Zmitro resta silencieux. Sa prothèse occulaire brillait d’un vert éclatant. Il annonça une bonne nouvelle après quelques secondes.
— Le chauffeur s’éloigne, c’est bon.
— Il n’y a plus qu’à attendre Tadeo, maintenant.
— C’est ça.
— T’es sûr qu’il ne va pas revenir ?
— Je peux pas prévoir ça, enfin ! Tout ce que je sais, c’est qu’on sera déjà bien loin s’il décide pour je ne sais quelle raison de faire demi-tour.
L’étudiant acquiesça avec un lent hochement de tête. Puis il regarda à sa gauche, sur le siège d’à côté. Une cagoule noire et un Hydr alimenté d’un chargeur vide y étaient posés. Il les avait matérialisés quelques minutes auparavant. Zmitro possédait un équipement identique, provenant de la même source. Ils avaient l’intention de préserver leur anonymat par tous les moyens possibles, mais surtout d’être plus que convaincants face au père d’Ana. Cette expédition s’avérerait inutile s’ils n’arrivaient pas à le faire craquer.
Dans sa tête, Joakìm répéta les quelques phrases qu’il utiliserait pour intimider leur cible. Amplifiée par son imagination, sa voix se faisait plus grave, plus menaçante, différente. Il n’avait rencontré monsieur Vero qu’une seule fois, mais il comptait bien faire en sorte que même sa voix ne lui rappelle pas l’unique discussion qu’ils avaient eue, plus d’une année auparavant.
« Asseyez-vous et fermez votre gueule. »
« Désactivez votre implant. »
« Et ne commencez à parler que quand je vous en donne la permission. »
Très rapidement, des pensées invasives infiltrèrent son esprit, comme elles avaient l’habitude le faire dans un moment d’intense hésitation. Il créa alors sans le vouloir différents scénarios dans lesquels il était incapable de jouer son rôle correctement, où il se retrouvait paralysé par le doute et l’anxiété. Ses songes se tournèrent ensuite lentement vers les circonstances de madame Vero. Il sentit de nouveau une boule enfler dans sa gorge. Puis un arrière-gout familier se propagea dans son palais. Il serra les dents et coula un regard discret vers Zmitro.
Sous la pression, son cerveau réclamait la dose de morphine qu’il ingérait depuis quelques semaines quand la situation le nécessitait. Il se détestait d’être à nouveau tombé dans le piège de la drogue, mais il était déjà trop tard pour culpabiliser.
Il fouilla dans une de ses poches lorsque son coéquipier donnait l’impression d’être trop préoccupé par l’arme à feu qu’il tenait dans ses mains pour se soucier de lui. Dans un petit sachet en bioplastique se trouvait un tas de poudre blanche qui le fit saliver rien que par sa présence. Il déglutit lourdement et l’ouvrit rapidement. Il plongea son auriculaire dedans et en sortit une minuscule quantité qu’il consomma dans un unique reniflement avant de ranger le sachet. C’était bien assez pour se sentir mieux. Plus que ça l’aurait rendu insensible au monde qui l’entourait pendant plusieurs heures, ce qui n’était pas une option envisageable au vu de leur situation.
Joakìm laissa tomber sa tête en arrière et patienta le temps que la drogue fasse effet, les yeux fermés. C’est à ce moment-là que Zmitro attira son attention d’un raclement de gorge. Il ouvrit une paupière et le fixa nerveusement. Le fumeur affichait un air très sérieux. Il ne l’avait pas encore vu comme ça.
— Je ne sais pas ce qu’il y a là-dedans, Joakìm, mais je peux t’assurer que tu fais fausse route si tu penses que ça va réellement t’aider.
Le jeune homme secoua lentement la tête et se redressa sur son siège.
— C’est pas ce que tu crois, répondit-il à voix basse.
— Ah bon ? N’essaye même pas de me prendre pour un con, parce que je te jure que…
— C’est pas de la cocaïne, d’accord ? Juste de la morphine.
Zmitro se détendit et se rapprocha de lui. Il le fixa longuement, les bras croisés. Il reprit, d’une voix moins grave.
— C’est de la merde, ça. C’est pas bon pour toi. Tu n’as rien à y gagner, même temporairement. Se sentir bien deux minutes, ça ne vaut pas le coup.
— C’est pas la première fois que j’en prends. J’étais déjà accro, il y a encore deux ans de ça. Et je t’assure que ça a vraiment un effet.
— Mais pourquoi ?
— Parce que j’ai l’impression que ma tête va exploser, ces derniers temps. Je n’arrive pas à arrêter de penser. J’en peux plus, Zmitro. Depuis que j’ai croisé l’autre connard pendant mon hospitalisation, c’est de nouveau comme avant. Et… (Il divagua et songea rapidement à son réveil douloureux ce matin de décembre, peu avant leur rencontre. Le souvenir d’un petit sachet et quelques miettes de comprimé lui revint en tête. C’était comme si son addiction ne l’avait jamais vraiment quitté et qu’il se mentait à lui-même.) J’allais tellement mieux quand Ana était encore vivante, et là… Il se trame tellement de choses, je ne sais pas comment tout assimiler. Et maintenant, nous voilà dans une foutue bagnole à attendre l’enfoiré qu’on va chahuter dans tous les sens.
Le mécanisme de remontée du véhicule se mit soudainement en marche. Zmitro poussa un long soupir puis se passa une main lourde dans les cheveux, visiblement irrité par la situation. Mais il n’avait plus l’air en colère pour autant.
— On en rediscutera plus tard. T’as intérêt à tout me dire, d’accord ? Je suis là pour t’aider. Miĥaela et Tadeo aussi, d’ailleurs, ne l’oublie pas. Si tu ne souhaites pas en parler à ta mère, je comprendrais. Mais fais au moins l’effort de venir vers nous ou un professionnel.
Joakìm hocha lentement la tête. Le chef du groupe s’éloigna de nouveau vers l’extrémité de la banquette, face à la porte latérale. Il enfila rapidement sa cagoule. Le jeune homme en fit autant. À l’extérieur du véhicule, les engrenages grincèrent et la plateforme commença à s’élever vers le 12e étage. Mais après un silence de quelques secondes, Joakìm reprit la parole d’une voix incertaine, incapable de garder le secret de madame Vero pour lui seul encore plus longtemps.
— On fait comme on a dit, hein… ?
— Si tu te sens capable de le faire, alors, oui.
— Je ne suis pas défoncé.
— D’accord. C’est parfait. Tout est parfait. (Il cracha un dernier nuage de vapeur, avant de ranger sa cigarette électronique. Puis il fixa une nouvelle fois le jeune homme, conscient de son malaise.) Bon. Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Tu m’as dit de faire en sorte que ça ne devienne pas trop personnel. Je crois que ça va pas être possible.
— Et pourquoi ça ?
— Ce connard frappe sa femme. Je ne peux pas laisser passer ça.
Zmitro le sonda longuement du regard, comme à la recherche d’une quelconque information. À sa grande surprise, Joakìm ne détourna pas les yeux une seule seconde, lui qui avait en temps normal beaucoup de mal à maintenir un contact visuel prolongé. Mais il comprit alors que son absence de culpabilité et son désir d’agir y étaient pour quelque chose.
La voix de Tadeo se fit entendre à l’arrêt de la plateforme. Celle-ci était accompagnée de celle d’un autre homme. C’est à ce moment-là que Zmitro rendit son verdict à voix basse.
— D’accord, Joakìm. T’as l’air sûr de ton coup. Je te fais confiance.
Les deux firent le tour du véhicule, se dirigeant vers la porte latérale. Cette dernière se trouvait à l’abri de la caméra de surveillance trop curieuse qui comptait les allées et venues depuis l’entrée du bâtiment. Tadeo avait intentionnellement garé la voiture volante dans le sens inverse dans ce but précis. Ainsi, la scène d’enlèvement n’apparaîtrait jamais sur les enregistrements de la société de sécurité qui s’occupait des environs.
— La réunion d’aujourd’hui a traîné en longueur, annonça monsieur Vero d’un ton las à travers la carrosserie. J’ai besoin d’un verre. Vous avez ça ?
— N’hésitez pas à vous servir dans le minibar à l’arrière du véhicule, monsieur. J’ai du très bon whisky.
La porte latérale s’ouvrit rapidement. D’un geste assuré, Zmitro pointa son arme de poing face à lui à hauteur de tête. De son index gauche sur ses lèvres cachées par sa cagoule, il intima le silence à sa cible. Un hoquet de stupeur se fit entendre du côté du nouveau passager, qui se retrouva poussé vers l’intérieur du véhicule. Joakìm se leva à moitié au même moment et agrippa d’une poigne de fer le styliste, qu’il propulsa sur un des sièges vacants, entre lui et son coéquipier. La porte se referma ensuite derrière eux dans un claquement sourd.
D’une assurance mortelle, comme motivé par la morphine récemment ingérée, il lui énonça à voix haute les quelques ordres qu’il avait répétés mentalement quelques instants plus tôt. L’homme s’exécuta sans demander son reste. Son regard était livide, ses gestes imprécis et de son front commençaient à perler d’énormes gouttes de sueur. La réaction face aux armes à feu avait été quasi-immédiate, comme lui avait enseigné la vétérane lors de leurs entraînements.
Après avoir pianoté frénétiquement sur sa tempe à la recherche de son implant, la lumière bleutée du trait de monsieur Vero vira au rouge puis cessa d’émettre la moindre couleur. Puis toujours gagné par la stupeur, il tourna à plusieurs reprises la tête en direction de ses deux ravisseurs.
Un poing tambourina sur la cloison. C’était Tadeo qui leur annonçait qu’ils étaient sur le point de décoller. Quelques secondes de flottement et le bruit des réacteurs leur confirma le départ. L’instant d’après, ils se retrouvèrent à une centaine de mètres dans le ciel. Les fenêtres opaques ne leur permettaient pas de savoir où exactement, mais tout cela faisait partie du plan. Seul le père d’Ana n’était pas au fait de leur destination et ils comptaient bien sur l’élément de surprise pour le mettre à bout.
Zmitro abaissa finalement son arme et adressa un signe de tête à Joakìm. Celui-ci prit alors la parole à l’intention du nouveau passager.
— Vous pouvez parler.
— Je… (Il fut soudainement pris d’une colère noire, ne se sentant plus menacé par le pistolet.) Je peux savoir ce qu’il se passe, bordel ?!
— Nous partons en balade, monsieur Vero ! lui annonça Zmitro d’une voix railleuse.
— Ah, vraiment ? Et vous me connaissez, apparemment. Bien. Vous savez alors ce qu’il va vous arriver, hein ? Des gens vont se rendre compte de mon retard, de ma disparation, et…
— Vos menaces nous intéressent autant qu’elles ont de l’importance, le coupa Joakìm en haussant le ton. Ce ne sont que des tirades vides balancées par un petit homme pathétique. (Il coula un regard empli de fureur vers le père d’Ana.) Et en ce qui me concerne, vous n’êtes rien d’autre qu’une merde sous ma chaussure.
Monsieur Vero déglutit, comme écrasé par toute cette pression. Joakìm renvoya la balle à Zmitro, qui s’approcha du directeur d’agence et passa un bras autour de ses épaules.
— Mais même une chiure comme vous a son utilité, lui expliqua-t-il. C’est pour cette raison que vous êtes ici, aujourd’hui. Vous allez répondre à nos questions, d’accord ?
— Je refuse catégoriquement de…
— Vous êtes indirectement responsable de la mort de votre fille, cracha le jeune homme en le pointant de son index métallique.
Le silence se fit dans le véhicule. Monsieur Vero sembla se détendre l’espace d’un instant et en profita même pour réajuster le col de sa chemise entre deux raclements de gorge.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez, dit-il, plein d’assurance. Je n’ai qu’un seul enfant et c’est un garçon.
— Oui, bien sûr. (Zmitro souffla du nez, légèrement amusé.) C’est ce que disait votre femme, aussi. Elle a très vite changé de discours, d’ailleurs.
— Comment ?!
Il tenta de se lever dans un bond, mais Zmitro le repoussa sèchement sur la banquette, l’empêchant de faire quoi que ce soit. Dans un grognement de frustration, il serra les poings et fixa furieusement ses deux ravisseurs.
— Restez assis, lui rappela alors Joakìm. Je ne le répèterai pas.
— Je vous emmerde. Qu’est-ce que vous avez fait à ma femme, bande de salauds ?!
— La vraie question, c’est pourquoi vous lui faites du mal. Dites-moi, monsieur Vero. C’est quoi votre putain d’excuse ?
— Vous êtes frustré, peut-être ? rajouta Zmitro. Combien de fois a-t-elle refusé vos demandes avant que vous ne passiez à l’acte ? (Il adopta une posture décontractée à la limite de la provocation.) Les maisons closes, c’est à ça que ça sert, vous savez. Et ne me parlez pas de fidélité ou je ne sais quelle autre connerie. C’est bon pour les gens honnêtes, ça. Vous n’êtes rien de tout ça.
Le silence de monsieur Vero était évocateur. Il se laissa glisser le long de son siège, le visage livide. Joakìm profita de ce moment pour passer à la suite. Il était sûr qu’ils arriveraient à obtenir une information maintenant qu’ils exerçaient une sorte de chantage sur sa personne, même si ce n’était pas vraiment leur intention à la base.
— Je vais vous faire écouter quelque chose, expliqua le jeune homme. Puis vous poser une question. Rien de bien long, je vous rassure. ILDA, lance l’enregistrement, s’il te plaît.
L’IA diffusa l’extrait, nouvellement édité par Tadeo, qui avait tronqué les passages durant lesquels Joakìm prenait la parole. La réaction du père d’Ana ne se fit pas attendre. Après seulement quelques secondes, les traits de son visage indiquaient qu’il reconnaissait sans difficulté la voix du sans visage.
L’enregistrement se termina après une courte minute.
— Vous reconnaissez la voix de cet homme ?
— Ou-oui. Bien sûr.
— Qui est-ce ? l’interrogea Zmitro.
— Le fils d’un ami de la famille.
Le fumeur roula des yeux. C’était une tentative ridicule d’esquiver la question.
— Mais encore ?
— C’est un jeune homme brillant. Son père lui destine un grand avenir, et si vous voulez mon avis, tout ce qui vient de se dire, là…
Mais écoute-le débiter ses conneries. Qu’il est fatigant !
Fais-lui peur un coup, veux-tu ?
Joakìm réduisit soudainement la distance entre lui et monsieur Vero, puis agrippa fermement le col de sa chemise. Il le secoua vivement avant d’approcher son visage du sien.
— On n’en a rien à foutre de tout ça ! Ne me forcez pas à vous en coller une, bon sang !
— Ana ! C’était le prétendant de ma fille Ana ! C’est ça que vous voulez savoir, n’est-ce pas ?! (Ses lèvres se mirent à trembler.) Oh, Seigneur, par pitié, ne me faites pas de…
Il fut replacé dans son siège aussi vite qu’il en avait été extirpé. Le jeune homme retourna s’asseoir à sa place tout en jetant un coup d’œil à Zmitro. Celui-ci approuvait sa prise de décision d’un geste du pouce. Ils semblaient sur la bonne voie. Il continua afin d’obtenir plus d’informations.
— À la bonne heure ! Maintenant, il nous faut son nom. Comment il s’appelle ?
— Qu’est-ce que vous allez lui faire ? s’enquit le styliste, esquivant une nouvelle fois la question.
— Ça n’a pas encore été décidé, expliqua Zmitro. Mais ne vous inquiétez pas pour ça. Préoccupez-vous plutôt de votre propre situation et répondez. D’ailleurs, vous savez que c’est malpoli ce que vous faites ? Poser une question après une autre question.
— Écoutez, je ne peux pas faire ça… Si jamais son père l’apprenait…
— Ah, c’est donc ça. (Joakìm marqua une pause pour l’effet dramatique. Il n’avait même pas besoin d’y réfléchir, il comprenait très bien où le père d’Ana voulait en venir.) Vous avez peur pour votre position. Vous craignez que la situation se retourne contre vous et qu’il détruise tout ce que vous avez construit. Ce doit être une personne puissante, n’est-ce pas ? Quelqu’un de meilleur que vous. Enfin, sur le plan de l’échelle sociale, je veux dire. C’est sûrement un gros con de plus, en dehors de ça.
Monsieur Vero baissa les yeux et se contenta d’un autre silence évocateur.
On va en chier.
Pourquoi faut-il toujours qu’ils soient aussi têtus… ?
Joakìm fit signe à Zmitro, qui s’approcha de lui et prit place à ses côtés. Ils échangèrent ensuite à voix basse.
— Et maintenant quoi ? lui demanda le jeune homme.
— On va devoir lui forcer la main. C’était bien ce que tu as fait tout à l’heure.
— Merci, mais ça ne risque pas de fonctionner une deuxième fois.
— Faisons pire, alors. Je vais trouver quelque chose. On va le faire mariner en attendant le signal de Tadeo. Après ça, suis-moi dans ma démarche.
— Encore de l’improvisation…
— Ça va aller, ne t’inquiète pas. Essaye juste de ne pas prendre ça trop à cœur. L’excitation te monte vite à la tête, si tu ne fais pas gaffe.
Son coéquipier le rassura d’une tape sur l’épaule et retourna rapidement à sa place. L’étudiant fit apparaître l’horloge holographique de son Odeka. Il estima le temps qu’il leur restait avant d’arriver puis s’adressa de nouveau à monsieur Vero.
— Cinq minutes. On vous laisse cinq minutes pour y réfléchir. Après quoi…
Il s’arrêta sur un lourd silence, qui continua d’enfler au fur et à mesure de l’attente. Ce dernier semblait énormément peser sur le moral du directeur d’agence qui chercha par tous les moyens, durant ces quelques minutes de trajet, à obtenir l’attention de ses ravisseurs au travers d’une question ou d’une remarque quelconque. Ils le toisaient sans pour autant lui adresser la parole, à plusieurs reprises, et retournaient vaquer à leurs occupations. Zmitro fixait intensément le plafond et Joakìm faisait semblant de s’intéresser au fil d’actualités d’un portail web très en vogue.
Tadeo tambourina une nouvelle fois du côté conducteur, au terme de leur voyage. Le véhicule se stabilisa dans les airs à coup de propulseurs. En réponse, Joakìm désactiva le mode opaque des fenêtres. Puis il donna un coup de pied dans le genou droit de monsieur Vero pour le forcer à regarder.
Sous leurs yeux se dévoilait un paysage typique de la campagne. Ils étaient désormais en dehors du mégadistrict, bien loin de la surabondance de biobitume et de gratte-ciels en tout genre. Une immense plaine verdoyante recouverte de neige par endroit s’étendait à perte de vue et disparaissait dans la lisière d’un bois qui semblait lui aussi ne plus en finir. Des cultures prenaient racine ici et là sur des parcelles dont la superficie se comptait toujours en dizaine de milliers d’hectares. Les céréales, fruits et légumes qui y poussaient étaient tous clonés, comme le voulaient les normes de l’agriculture depuis plusieurs décennies. Des machines autonomes faisaient ronde sur ronde afin d’entretenir ces gargantuesques champs de vivres qui appartenaient à des mégacorporations dont tout le monde connaissait le nom. Quelques prés accueillaient des troupeaux de bovins et autres équidés qui s’épanouissaient sans avoir à subir la barbarie des siècles précédents, le tout au rythme de distributeurs automatiques de nourriture. Certaines races d’animaux, beaucoup plus sauvages, avaient été réintroduites au fil des années dans les forêts et des montagnes beaucoup plus lointaines.
Le coude posé contre l’habitacle et sa main soutenant son menton, Joakìm contemplait calmement ce tableau qui ne le laissait jamais indifférent chaque fois qu’il avait l’occasion de le voir. Il ne trouvait jamais les mots pour exprimer son ressenti ; il était nostalgique d’un mode de vie qu’il n’avait jamais expérimenté. Il enviait ses ancêtres, ces mêmes qui labouraient des siècles en arrière les terres, des centaines de mètres en contrebas. Il s’imaginait, sûrement à tort, une tranquillité et une sérénité permanentes qui manquaient à sa vie de tous les jours.
— Vous êtes déjà allé à la campagne, monsieur Vero ? demanda-t-il soudain, encore songeur.
— Euh, eh bien… Peut-être une fois ou deux durant des vacances, dans des parcs touristiques.
— Ah, je vois. C’est joli, n’est-ce pas ? La nature, tout ça.
— J-je suppose, oui.
Zmitro se racla la gorge, sonnant la fin du temps imparti.
— Ça fait plus de cinq minutes, annonça-t-il alors. Votre réponse ?
— J’ai réfléchi à un arrangement qui pourrait…
— Non, trancha brutalement Joakìm, le regard toujours tourné vers la campagne. Pas d’arrangement.
— S’il vous plaît, écoutez-moi ! J’ai de l’argent. Énormément d’argent ! Prenez-en autant que vous voulez et oubliez tout ça, par pitié. C’est mieux pour tout le monde. Vous comptez réellement vous en prendre au fils d’un homme d’une telle importance ? Vous êtes complètement fous, ma parole ! Vous ne savez pas ce que vous faites !
Joakìm secoua lentement la tête, indigné par cette proposition. Il se retenait de lui envoyer son poing dans la figure. Il se tourna vers Zmitro et attendit silencieusement son avis.
Celui-ci sortit sa cigarette électronique pour la première fois depuis le début de l’enlèvement, puis releva la cagoule pour faire apparaître sa bouche. Il tira longuement dessus et expira la vapeur par ses narines, lui donnant un air intimidant. Puis il pointa son instrument d’addiction dans la direction de monsieur Vero, avant d’afficher un large sourire. Il y avait comme quelque chose de démoniaque dans cette simple apparence. Il jouait toujours les rôles qu’il s’attribuait avec une justesse surréaliste, en convenait le jeune homme, qui se rappelait une précédente discussion avec Miĥaela.
— Allez, dernière chance. J’ai une petite devinette pour vous. Répondez bien et tout ira pour le mieux.
— Pourriez-vous envisager la possibilité de… ?
— Fermez-la, putain. Je parle. (Il cracha un second nuage dans sa direction, lui tirant une quinte de toux.) Alors, c’est très simple. Une voiture volante se déplace à environ 350 km/h sur une voie d’autoroute standard, à 800 m du sol. Un pauvre malheureux qui se trouve à ce moment-là à l’arrière du véhicule et ne porte pas sa ceinture chute, complètement saoul, par la porte qui s’est ouverte à cause d’un dysfonctionnement. D’après vous, monsieur Vero, quelle sera la cause du décès ? L’homme sera-t-il victime d’une crise cardiaque avant d’atterrir dans une avenue, ou perdra-t-il la vie en s’écrasant mollement à proximité de la terrasse d’un restaurant ?
Le père d’Ana tira à plusieurs reprises sur le col de sa chemise, à la recherche d’un peu d’air. Il semblait sur le point d’exploser. Joakìm resta sur le qui-vive, prêt à agir au moindre signe. Il sentait qu’ils n’étaient qu’à un doigt d’obtenir ce qu’ils voulaient, qu’importe le moyen.
Son pressentiment se confirma dans un moment de chaos, propulsé par un simple sarcasme de la part du fumeur.
— Oh, pardon. Dans votre cas, ça serait plutôt les vaches ou le champ de carottes le plus proche.
Monsieur Vero s’étouffa sur le mot-question qu’il s’apprêtait à prononcer. Puis ni un ni deux, Zmitro s’avança jusqu’à la porte latérale et haussa la voix à l’intention de leur conducteur.
— Je vais ouvrir la porte, ça risque de secouer un peu !
— Attendez ! s’époumona le styliste, soudainement conscient de la tournure des évènements. Stop, stop ! Qu’est-ce que vous… !
Un violent courant d’air froid lui coupa la parole. Le véhicule tangua brièvement à cause de la perte de stabilité induite par l’appel d’air. Les stabilisateurs travaillèrent de plus belle afin de corriger le tir. Joakìm se leva aussi de son siège et entraîna avec lui monsieur Vero qui, comme imbu d’une force nouvelle, résista quelques secondes à la poigne de son membre mécanique.
Excellent. Parfait !
Qu’il serve d’engrais aux carottes !
Ils se retrouvèrent à quelques centimètres du vide, le premier en sécurité grâce à sa main tenant la prise en métal à proximité de la porte grande ouverte, le second contre l’habitacle, les cheveux se déchaînant au gré des bourrasques et les yeux pleins de larmes. En contrebas, les champs attendaient patiemment l’issue de cette dernière tentative.
— Putain de merde ! (La poitrine du directeur d’agence se soulevait lourdement.) Non, non !
— Vous savez comment j’ai eu mon nouveau bras ?! vociféra Joakìm, dont la voix peinait à se faire entendre par dessus le bruit des réacteurs.
Il le secoua une seconde fois, ce qui eut pour effet de lui tirer un cri de terreur. Une tache sombre apparut au niveau de l’entrejambe du pantalon de son très couteux costume.
— C’est votre enculé de prétendant-gendre qui me l’a arraché ! Tout comme il a tranché la gorge d’Ana ! Je vous l’ai dit, vous êtes indirectement responsable de la mort de votre fille. Vos petits jeux de cour l’ont butée, bordel ! (Il fut traversé par un coup de sang qu’il peina à contrôler. Il lâcha un grognement étouffé.) Je pourrais le faire, vous savez. Vous jeter en pâture à la gravité. Et devinez quoi ? Personne, et j’insiste sur ce point, personne ne vous regrettera ! En commençant par votre femme et votre fils. Vos collègues, vos employés ? Ils vous oublieront au bout d’un mois. Vos investisseurs ? Quelqu’un prendra rapidement votre place et continuera d’enrichir ces gros porcs cupides. Votre nom lui-même disparaîtra de vos vêtements. Car c’est ainsi que les plus puissants procèdent dans ce monde de merde. Quand un rouage devient défectueux dans un système aussi parfait, il doit être remplacé pour que la machine continue de fonctionner. N’ai-je pas raison, monsieur Vero ?
Joakìm s’agenouilla et s’approcha un peu plus de lui. Il poursuivit en lui disant ce qu’il avait sur le cœur, ce qu’il avait besoin d’extérioriser. Il était pris de tremblements. Jamais il ne s’était senti comme ça.
— C’est ce que vous avez fait avec votre fille. Vous avez voulu la marier de force pour quelques miettes de reconnaissance. Son refus vous a écarté du possible chemin de gloire que vous avez entrevu dès sa naissance. Vous l’avez alors rejetée. Et à cause de ça, elle en est morte. Vous n’avez même pas cherché à savoir comment ni pourquoi. Le décès de votre fille vous importait peu. Vous n’êtes qu’un déchet, monsieur Vero. Tout comme la plupart de vos semblables. (Sa voix se fit plus faible, comme soudainement fatigué.) Ana ne méritait pas ça…
La porte claqua bruyamment à quelques centimètres du jeune homme. C’était Zmitro qui venait de la fermer. Une vilaine odeur d’urine commençait à se faire sentir dans le véhicule.
— C’est bon, petit gars. Il a compris, je crois.
L’étudiant se releva et s’éloigna de quelques pas, le temps de contempler son œuvre. Il grimaça lorsqu’il remarqua pour la première fois l’état du pantalon de monsieur Vero. Il inspira profondément avant de l’agripper par le bras et de l’installer au fond de la voiture, aux pieds des banquettes, à même le sol. Il était hors de question de salir les tissus d’un véhicule de location.
Zmitro et lui retournèrent ensuite s’asseoir à leur place respective. Il reprit la parole.
— Une dernière chose. Vous ne lèverez plus jamais la main sur votre femme. Et vous ne déciderez pas de la vie de votre fils. Et si jamais j’apprends le contraire… (Il marqua une lourde pause, qu’il ponctua d’un coup de pied dans une des chaussures de monsieur Vero.) Dites quelque chose si vous m’avez bien compris.
— Martins…
Sa voix était comme éteinte. Le nom de famille se perdit dans l’habitacle du véhicule, mais pas pour longtemps.
Le fumeur se pencha précipitamment dans la direction du styliste. Il haussa le ton.
— Quoi ? Plus fort !
— Il s’appelle Kyle… Kyle Martins. C’est lui qui doit reprendre la branche Europo-3 de VisioCorp…
Joakìm absorba lentement l’information. Il prononça mentalement le nom du sans visage une dizaine de fois, avant de le recracher à voix haute avec toute la haine qu’il pouvait manifester. Il connaissait désormais l’identité de la personne qui était responsable de tous ses récents problèmes et il était plus motivé que jamais d’en finir avec toute cette histoire.
— Il travaille dans quel mégadistrict, actuellement ? demanda-t-il afin d’obtenir le plus d’informations possible.
— Je ne sais pas.
— Vous connaissez forcément quelqu’un qui pourrait nous renseigner sur ce sujet, continua Zmitro.
— Sa future femme.
— Bien évidemment ! Ce connard n’en a pas eu assez et il rempile pour une deuxième nana. Rien n’arrête les affaires, hein ? (Il s’enfonça de nouveau dans son siège et fixa le plafond tout en fumant.) Laissez-moi deviner. L’héritière d’une immense cave de champagne ? Oh, non, encore mieux. La directrice de la plus grosse chaîne de télévision du coin.
— C’est une réalisatrice et productrice, anciennement actrice pornographique.
— Vous avez l’air de connaître son nom, dit Joakìm, pour enchaîner. Vous l’avez déjà rencontrée ?
Monsieur Vero hocha faiblement la tête. Après un court silence, Zmitro fit signe à Joakìm de s’approcher. Il s’exécuta, puis ils échangèrent à voix basse.
— On tient le bon bout, ce coup-ci, affirma le fumeur.
— Tu penses vraiment qu’elle acceptera de répondre à nos questions ? On parle de trahir la personne avec qui elle compte se marier, là. Et si jamais elle refuse et lui en touche un mot…
— Tu as peur qu’il s’en prenne à Kwen Kichu, n’est-ce pas ?
Le jeune homme détourna le regard. Son coéquipier avait mis le doigt sur le cœur du problème. Il n’osait même pas évoquer la possibilité d’un tel échec.
— C’est notre seule piste. Si tu veux vraiment l’aider…
— Ouais. Je sais. (Il se racla la gorge.) Je sais bien.
Ils posèrent leur regard sur le directeur d’agence, qui n’avait visiblement pas tenté de prêter attention à leur discussion ne serait-ce qu’une seule seconde. Joakìm lui annonça la fin de leur balade champêtre.
— Vous allez pouvoir rentrer chez vous, monsieur Vero. Je vous demanderai juste…
— Kyle lui a tranché la gorge ?
Un frisson lui parcourut l’échine lorsque l’image d’Ana lui revint en tête. Toujours les mêmes choses. La benne. Le sang. Les yeux vides de son amie. Il avait l’impression qu’il n’arriverait jamais à se débarrasser de ces affreux souvenirs.
Zmitro continua à sa place.
— Après votre réunion, votre transport n’est jamais arrivé. Vous avez donc décidé de prendre un taxi. Malheureusement, le véhicule s’est immobilisé pendant quelques minutes pour une raison quelconque. Vous trouverez bien quelque chose pour embellir l’histoire. Au final, sachant que votre journée était fichue, vous avez décidé de passer le reste de l’après-midi chez vous, à faire autre chose. Et bien évidemment, vous ne parlerez pas de notre petite escapade à la campagne. (Il le fixa en attente d’une réponse.) C’est votre excuse. Dites-moi si elle vous convient.
Le père d’Ana hocha une nouvelle fois la tête.
— Bien. (Il se servit de l’Odeka du jeune homme et ouvrit une application de messagerie instantanée éphémère.) Nous devons rencontrer cette femme d’une manière ou d’une autre. On vous laisse l’après-midi pour y réfléchir. Ce soir, aux alentours de 20 h, vous enverrez un message au pseudo qui va s’afficher sur l’hologramme. Nous en discuterons à ce moment-là. Si vous avez encore un semblant de conscience en vous, je suis certain que vous nous aiderez à mettre la main sur ce fumier.
Joakìm matérialisa discrètement un stylo et le tendit au styliste, qui le saisit faiblement avant de noter sur sa paume la suite de lettres et de chiffres qui composaient sans aucune réelle logique le pseudonyme. Il le rendit ensuite au jeune homme puis se recroquevilla.
— Vous avez bien tout compris, monsieur Vero ? le questionna une dernière fois Joakìm, dont la voix se faisait désormais moins dure.
— Oui. Ramenez-moi chez moi, s’il vous plaît.
Zmitro signala la fin de l’interrogatoire à Tadeo en usant à nouveau de leur code. Après quelques secondes de flottement, la voiture volante amorça lentement un demi-tour et se propulsa vers le mégadistrict, laissant derrière elle la beauté singulière de la campagne, au grand dam de Joakìm.
Sun-Ja visionnait silencieusement le déroulement d’un débat eish diffusé en direct sur son Odeka. Des bribes d’une discussion en espéranto lui parvenaient depuis le salon par la porte entrouverte, ainsi que quelques rires et autres interjections. Elle avait du mal à suivre, car son interprète personnel peinait à capter tout ce qu’il se disait. La traduction se faisait approximative en absence de certains mots, le sens et le contexte se perdaient très rapidement.
Elle n’osait pas se tenir parmi le groupe de Zmitro ; elle se sentait mal à l’aise rien qu’à l’idée d’être aux côtés de tant de personnes qu’elle connaissait à peine. C’était donc pour cette raison qu’elle avait décidé de s’isoler et de vaquer à ses occupations, comme elle l’aurait fait chez elle. Et avec tout le mal du monde, elle essayait de ne pas penser à tout ce qu’elle avait vécu les jours précédents, ainsi qu’à cette affreuse voix qui continuait, encore et encore, de cracher son venin.
Quelqu’un frappa à la porte. Elle releva la tête et diminua le son de la vidéo jusqu’à activer le mode silencieux. La silhouette de Joakìm se dessina dans l’encadrement de la porte. Timidement, elle l’invita à entrer. Une fois à l’intérieur, il referma derrière lui et vint s’installer sur le lit, à côté d’elle. Il semblait terriblement fatigué. Des cernes foncés apparaissaient sous ses paupières. Son teint était très pâle. Il y avait aussi un mélange de tristesse et de colère qui flottait en permanence sur son visage. Mais il ne donnait pas pour autant l’impression de se préoccuper de son propre état.
— Tout va bien ? demanda-t-il, d’une voix empreinte de bienveillance, ce qui contrastait totalement avec son apparence.
— Oui, bien sûr. Je n’ai pas envie de gêner, ne vous inquiétez pas pour moi.
— Tu ne gênes personne, bien au contraire.
Le jeune homme sembla soudainement s’intéresser aux images qui se succédaient sur le micro-ordinateur de Sun-Ja.
— Qu’est-ce que tu regardes ?
— Gukhoe. L’Assemblée nationale d’Eishaya.
— Ah, je vois. (Il afficha un sourire en coin.) Les téléréalités et les télé-crochets ne sont pas à ton goût, non plus ?
— Effectivement… Mais ce n’est pas la raison. (Elle patienta quelques secondes, mit la vidéo en pause. Elle effectua un zoom sur deux personnes, qu’elle pointa de l’index.) Mes parents y siègent, ça m’arrive de regarder de temps à autre. Surtout quand je n’ai rien de mieux à faire.
— Le Parti du Renouveau, hein… J’en ai entendu parler. Il y a eu plusieurs tentatives comme celle-ci en Europo et malgré le soutien du peuple, ça n’a jamais abouti à rien. Je crois qu’ils sont trois dans notre nation, mais personne ne les écoute ou essaye d’avoir un débat sérieux avec eux, apparemment. Ils possèdent combien de sièges, là-bas, chez toi ?
— Cinq. Tout juste assez pour tous les membres.
L’étudiante retourna le programme au direct. D’autres femmes et hommes politiques semblaient s’offusquer faussement des propos que tenait le petit groupe de ses parents. C’était un spectacle lamentable, mais rien de plus normal aux yeux du monde entier.
Elle marqua sa déception d’un long soupir, avant de reprendre :
— C’était truqué dès le départ, malheureusement…
— Les choses n’ont pas l’air si différentes au-delà des frontières.
— Non, comme vous pouvez le voir.
— Tes parents ont déjà reçu des menaces de la part des autres partis ?
— Bien évidemment. Mais cela ne les a jamais arrêtés. Ils ont même divulgué les messages sur Internet, à la vue de tous. Ils m’ont envoyé à l’étranger parce que la situation ne s’arrangeait pas. Personne n’avait eu recours à la violence, car ce genre de chose ne se fait pas dans le cadre de la politique, mais ils avaient quand même peur que quelqu’un s’en prenne à moi. Peut-être un groupe de yakuzas des bas districts, payé par un opposant, par exemple. (Elle marqua une courte pause.) Mais il y a autre chose, aussi. Quelque chose se prépare depuis des mois, il y a comme de la tension dans l’air. Les gens sont stressés, énervés, arrivés à un point de rupture. Ils en ont assez. Surtout dans les quartiers pauvres. C’est comme si… Si quelqu’un, n’importe qui, donnait l’ordre de brûler la nation entière, le peuple serait derrière lui, exécutant sa volonté.
— J’ai déjà entendu ça. Mais… (Il secoua vivement la tête.) Non, ce n’est pas important. Ce que je voulais dire, c’est que notre situation n’est pas si différente de la vôtre, même si la tension ne se ressent certainement pas de la même manière.
— Ça n’a rien d’étonnant. Peut-être parlons-nous une autre langue, mais l’opinion politique des gens ne varie pas d’une nation à l’autre. Je me suis demandé, au début, pourquoi certains riches Europoens me détestent à ce point. Mais ils savent qui je suis et ce que font mes parents, tout simplement. Ils ne sont pas différents. Ils nous vouent la même haine que chez moi, à Eishaya.
Sun-Ja soupira une nouvelle fois et mit son Odeka en veille. Elle en avait assez vu. Ses parents lui manquaient, elle devait impérativement trouver le temps de les appeler. Mais le décalage horaire ne simplifiait pas les choses.
Elle jaugea Joakìm quelques secondes, qui semblait perdu dans ses pensées après cette courte discussion. Elle se racla la gorge, puis tenta d’en savoir plus sur la raison de sa présence.
— Vous vouliez parler de quelque chose, Trado-san ?
— Effectivement. Mais d’abord, j’aimerais que tu me tutoies, avant qu’il ne me pousse des cheveux blancs. S’il te plaît ?
Son visage s’empourpra subitement, elle sentit la température monter dans ses joues. Elle n’était pas gênée par la demande, mais plus par son propre manque de délicatesse. En y regardant de plus près, elle remarqua que le jeune homme semblait plus âgé qu’elle de seulement quelques mois, voir un an tout au plus. Elle n’avait réellement aucune raison d’être aussi courtoise.
Elle toussota et se détourna quelques instants.
— Une requête raisonnable dont je saurai m’acquitter.
— Parfait. (Il croisa les jambes et adopta une position de réflexion, une main sous le menton.) On m’a demandé de t’expliquer ce qu’il t’arrive dernièrement, mais je galère moi-même avec ça. Je veux bien essayer, du coup, mais ça ne risque pas d’être très clair. N’hésite pas à me faire répéter si jamais tu ne saisis pas quelque chose.
— Entends-tu aussi une voix… ?
Il écarquilla les yeux, étonné. Puis il hocha lentement la tête. Il ne donnait pas l’impression d’être gêné d’en parler. Ce n’était pas la première fois qu’il abordait le sujet, comprit-elle alors.
— Ouais, on peut dire ça comme ça.
— Je deviens folle ?
— Non, pas du tout. Tout ça, c’est bien réel. Ton flux te parle, parce que… (Il se tut, prit un air pensif.) À cause de tout ce que tu as vécu, ces derniers mois. La manière dont les gens se comportaient à ton égard, l’effet que ça a eu sur ta psyché.
— Et ma tentative de suicide.
Sun-Ja se frotta lentement les bras, encore traumatisée par les souvenirs qui lui revenaient sans cesse en tête. À tâtons, elle décida d’aborder cette terrible expérience qu’elle avait vécue le matin même, face à la glace de la salle de bain.
— Mon flux… Il me dit de continuer d’essayer. Tout ce sur quoi je pose les yeux, d’un miroir à un couteau qui traîne dans l’évier de la cuisine, il trouve toujours un moyen de mettre fin à mes jours et me le susurre à l’oreille. (Elle fut prise de tremblements, sa voix se brisa.) Et les remords… Il semble s’en délecter. Quand je pense à la réaction de mes parents et de ma famille, là-bas, chez moi…
Joakìm ouvrit la bouche, tenta de dire quelque chose, mais baissa finalement son regard vers le sol. Il se contenta d’un juron après un silence de quelques secondes.
— Bordel de merde.
— Si j’avais su que ça serait pire, jamais je… (L’étudiante renifla et étouffa quelques sanglots, les dents serrées et les yeux clos.) Jamais… !
La main métallique du jeune homme se posa sur la sienne, ce qui la fit sursauter. Elle était terriblement froide, insensible à sa propre chaleur. Néanmoins, la gêne laissa très vite place à un sentiment de réconfort. Elle avait une présence humaine à ses côtés, une personne qui semblait comprendre ce qu’elle traversait. C’était tout ce qui comptait.
— Ça ira mieux, lui dit-il. Peut-être pas tout de suite, mais éventuellement, tu ne penseras plus à tout ça. Et si tu le souhaites… Ça peut commencer maintenant.
Le flux de Sun-Ja cracha un rire moqueur en réponse à cette proposition, comme si sa conscience rejetait catégoriquement cette alternative. L’écho de celui-ci se perdit dans les méandres de ses songes, laissant planer un silence à sa suite. Elle prit le temps d’inspirer profondément, comme pour réarranger le désordre qu’étaient ses émotions. Joakìm continua, toujours d’une voix rassurante.
— Reste quelque temps avec nous. Aussi longtemps que tu le souhaites. (Lorsqu’elle rouvrit les yeux, il affichait un sourire des plus sincères.) Ils m’ont aidé. Ils m’aident encore. C’était dur au début et ça l’est encore maintenant, même si j’ai réussi à m’y faire. Mais ils ont pris le temps de comprendre ce qui m’arrivait et de m’aider à faire face.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils sont bons à ce point.
Elle renifla plusieurs fois et songea aux trois autres personnes qui se trouvaient dans le salon. Elle reconnaissait que Miĥaela pouvait être gentille, malgré son air très sérieux qui ferait trembler le plus aguerri des soldats. Pour ce qui était des deux hommes — ceux-là mêmes à qui elle n’avait toujours pas demandé le nom —, elle ne savait pas quoi en penser. Elle avait des souvenirs très vagues d’une discussion très engagée avec le plus âgé, mais ce n’était pas assez pour se forger une opinion. Mais cette méfiance n’était motivée que par des aprioris. Et alors qu’elle se tenait auprès de Joakìm, elle se sentait soudainement coupable d’avoir potentiellement pensé du mal de ces personnes De premier abord, la prothèse du jeune homme ainsi que ses expressions faciales assez extrêmes ne lui avaient inspiré aucune confiance. Mais son attitude et sa manière de parler étaient toute autre.
Il a probablement raison.
Quelle idiote je fais…
Joakìm retira sa main par la suite et afficha l’heure sur son Odeka.
— C’est bientôt l’heure, déclara-t-il.
— Tu as quelque chose à faire ?
— On attend un message. Ça ne devrait pas tarder, maintenant.
— Ne te dérange pas pour moi, dans ce cas.
— Je te l’ai dit, tu ne déranges personne. (Il fixa l’écran holographique quelques secondes, avant de secouer la tête.) Tu sais quoi ? J’ai envie de discuter. Je pense que je vais prendre ma soirée, en fait. Ils sont assez de trois pour lui répondre. Ils me feront un topo tout à l’heure ou demain matin.
— Vous travaillez sur quelque chose ?
— Ouais. Un riche commet des crimes en toute impunité et on essaye de l’attraper, vu que personne d’autre ne peut le faire.
— Ça semble dangereux…
D’un air absent, il passa une main distraite dans sa barbe naissante. Il changea rapidement de sujet, ce qui arrangeait bien Sun-Ja. Il y avait déjà trop de morosité dans son cœur.
— Dis voir, qu’est-ce que tu étudies à l’université ?
Miĥaela, Tadeo et Zmitro étaient installés face aux écrans de l’ordinateur. Un message de monsieur Vero leur parvenait tout juste sur l’application mentionnée quelques heures auparavant. Il était pile à l’heure. Tadeo en lit directement le contenu à voix haute.
— Vous pouvez dire à Joakìm de venir ? demanda-t-il, l’instant d’après.
— On devrait le laisser tranquille pour ce soir, lui dit Zmitro. Il a besoin de souffler un peu. (Il plongea ses mains dans ses poches.) Il un peu trop à cran, en ce moment.
— Je lui en parlerai demain matin, alors, annonça Miĥaela.
— D’accord.
Tadeo répondit rapidement à leur interlocuteur. Sa vitesse de frappe au clavier était impressionnante.
— Si l’un de vous deux veut bien noter les informations au fur et à mesure, s’il vous plaît. La conversation va s’auto-effacer après quelques minutes.
— Je m’en occupe, dit la vétérane en se levant de sa chaise.
Elle se dirigea vers le tableau d’enquête et se saisit d’un marqueur noir. Elle attendit ensuite qu’on lui dicte de quoi remplir la surface plane. Ils patientèrent jusqu’au prochain message du styliste.
Comme pour accompagner ses propos, le lien d’une image s’inscrivit dans le fil de la conversation. Tadeo cliqua sur ce dernier et déplaça sur un second écran la photo d’une femme qui prenait la pose au détour d’un shooting, semblait-il.
La réalisatrice avait à peu près la trentaine. Sûrement originaire d’Afridi du Nord, elle affichait une silhouette parfaite aux proportions non exagérées, ce qui était assez rare pour une ancienne actrice du divertissement pour adultes. Ses yeux ambrés, ses très longs cheveux noirs et le teint sombre de sa peau lui donnaient une aura attrayante. Il y avait une sorte de malice qui se dégageait de son sourire pleines dents.
Tadeo s’empressa d’enregistrer l’image et de l’imprimer, avant de tendre le papier à Miĥaela. Puis il lança une recherche sur la future femme de Kyle Martins, en attendant la suite. Des résultats qui ressortirent, nombreuses furent les références à ses premiers films pornographiques, ainsi que sa toute dernière production dans le milieu du cinéma. Il y avait des déclarations faites sur certains réseaux sociaux, au détour d’une annonce particulière ou d’un évènement quelconque.
— Elle a 32 ans, apparemment, lut le psychique en parcourant la page d’une encyclopédie collaborative. C’est un sacré palmarès pour son âge.
— Laisse-le parler, lui conseilla le fumeur, cigarette aux lèvres. Il ne va pas se défiler, au point où il en est.
Tadeo hocha la tête et se concentra de nouveau sur la fenêtre de discussion.
— Une soirée, hein… (Miĥaela s’approcha de nouveau des écrans.) Intrigant, non ?
— Rectification, s’indigna soudainement Zmitro avec une grimace. Un rassemblement de riches qui se bouffent le cul pour bien se faire voir ou acheter et revendre quelques actions, sur fond d’avant-première d’un film qui n’intéressa personne à part un ou deux clampins parmi tous les invités présents.
— Ça a l’air terriblement chiant, vu comme ça, commenta Tadeo.
Il fixa ensuite l’écran sur lequel se déroulait la conversation, le temps d’une réflexion. Puis il répondit à monsieur Vero, après s’être concerté avec ses deux coéquipiers.
Miĥaela hocha promptement la tête, elle semblait parfaitement d’accord avec cette proposition.
— Je veux y aller ! annonça-t-elle alors.
— Toi, en robe ? (Zmitro arqua un sourcil. Il avait une drôle d’expression sur le visage.) Mais c’est qu’elle est sérieuse, en plus.
— Bah, quoi ? L’idée te révulse à ce point-là, très cher ?
— Non. Oh, non. Je suis simplement confus, c’est tout. Je ne crois pas t’avoir déjà vu porter autre chose que des jeans ou des shorts.
— Les vieilles habitudes, tu sais… J’adore mettre des robes et des jupes, c’est juste que c’est pas très pratique dans notre cas. Imagine-moi combattre en jupe et tailleur. Tu vois ce que je veux dire ?
— L’image est parfaitement claire dans ma tête, effectivement.
— Un peu de concentration, s’il vous plaît, se lamenta faiblement Tadeo tout en tapant sur son clavier.
Les trois échangèrent un regard. C’était une question muette, mais dont ils comprenaient tous le sens. Zmitro fut le premier à réagir, soudainement sur ses gardes.
— N’y pensez même pas. C’est non.
— Zmitro… (La vétérane croisa les bras.) C’est pas le moment de faire ta princesse.
— Elle a raison, hein, rajouta Tadeo, un sourire en coin.
— Je vous emmerde. (Le fumeur tira avec humeur sur sa cigarette électronique.) Me farcir des connards toute la soirée ? C’est au-dessus de mes moyens.
— C’est juste l’histoire d’une heure ou deux. Tu as déjà fait pire que de boire quelques verres de vin et écouter des gens.
— Je m’occuperai de la conversation, si ce n’est que ça, se proposa Miĥaela.
Zmitro laissa échapper un long soupir quelque peu agacé. Il se frotta vigoureusement la nuque avant de changer de sujet.
— Vous croyez qu’il sera présent à la soirée ?
— Ce serait gênant, en convint sa coéquipière. Enfin, il n’a sûrement pas pu voir complètement nos visages la dernière fois. Je ne pense pas qu’il se souvienne de nos voix non plus.
— Je vais lui demander, dit alors Tadeo, en reprenant la conversation avec monsieur Vero.
Les secondes passèrent sans aucune réponse de l’autre côté de l’écran. Après une minute, durant laquelle s’affichait toujours « HDRT421x écrit… », Tadeo décida de relancer le styliste pour être sûr que ce celui-ci n’était pas en train de changer d’avis.
— Il va nous falloir des tenues appropriées, je suppose, commenta Zmitro entre deux bouffées de cigarette.
— Il me semble qu’il y a un couturier à quelques districts de-là, avec une machine qui mesure ces détails en un instant, rajouta Miĥaela. On pourrait y faire un tour demain matin.
Et sans laisser le temps à monsieur Vero de répondre, Tadeo mit fin à la conversation en se déconnectant de l’application.