11
Sun-Ja
L’espace virtuel privé de Miĥaela était hébergé sur un serveur loué par un particulier, à quelques quartiers seulement de la base d’opérations du groupe. Pour une somme ridicule, elle avait la possibilité d’installer un programme identique, à quelques détails près, à celui qu’elle utilisait sur le Nouveau Continent. Grâce à Tadeo, elle avait même réussi à lui apporter quelques améliorations qui lui faciliteraient la vie sur le long terme.
Une dizaine de mannequins à l’apparence simpliste défilaient lentement de gauche à droite sur un rail invisible. Des ronds rouges étaient dessinés sur leur visage, torse et membres supérieurs. À une trentaine de mètres de ces derniers, Joakìm et Miĥaela se tenaient derrière une ligne jaune, un pistolet Hydr dans leur main droite. La vétérane lui expliquait depuis plusieurs minutes les rudiments du tir, allant des règles de sécurité sur un stand de tir jusqu’aux détails les plus insignifiants d’une arme à feu.
Elle et le jeune homme s’étaient donné rendez-vous à 10 h 30. Il s’était déjà écoulé une demi-heure, le temps de se préparer à la connexion, puis de mettre en place les éléments de la salle d’entraînement privée, et finalement d’en venir à l’objet de leur présence.
— Une balle d’Hydr est propulsée à hauteur de 600 mètres par seconde, lui expliquait-elle. Un chargeur embarque précisément 24 munitions sur un modèle standard. C’est une arme à feu semi-automatique, mais qui possède un mode de tir alternatif, automatique en rafale de trois qui s’active grâce à un cran, juste au-dessus de celui de la sécurité.
De son index, elle lui indiqua les deux crans, sur le flanc droit de l’arme de poing. Puis elle reprit.
— Je ne le conseille pas aux débutants, trop de recul à gérer. De plus, ce n’est pas adapté à un tir à moyenne portée. Il faudrait réduire la distance. C’est bien pour les situations de combat rapproché.
— C’est super intéressant tout ça, mais… (Joakìm se gratta la tête, l’air perplexe.) Je dois vraiment tout retenir ?
— Bien sûr. Ce n’est pas un jouet que tu tiens entre tes mains, tu sais.
Miĥaela se mit en position de tir, un pied sur la ligne jaune. Puis elle décocha prestement une balle dans la tête d’une des cibles. La détonation résonna à travers l’espace virtuel, ce qui fit sursauter Joakìm. Personne ne s’attendait à ce que le son et la surprise induite par cette dernière fussent aussi fidèlement retranscrits dans la matrice et elle avait bien l’intention de lui faire comprendre cela, au cas où il aurait oublié ce qu’il avait ressenti lors de la fusillade virtuelle face aux Skull Lads.
Elle lui fit de nouveau face, après cette courte démonstration.
— Joakìm. À quoi servent les flingues ?
— À se défendre, répondit-il rapidement, tout en se massant une oreille.
— C’est plutôt vague comme explication. Tu peux le dire, je ne vais pas me fâcher. Et personne d’autre que moi ne t’entendra.
— C’est… (Il haussa les épaules.) Ça sert à tuer des personnes atteintes de psychose. Des réprouvés.
La vétérane hocha la tête, satisfaite par la réponse.
— C’est l’utilité qu’on leur trouve de nos jours, effectivement. Aujourd’hui, si tu colles un pistolet sous le nez de quelqu’un, c’est que tu le condamnes à mort. Tout simplement. (Elle marqua une courte pause.) Fut un temps, les gens s’en servaient comme moyen de dissuasion. Sous leur veste, bien gentiment rangé dans un étui. Assez voyant pour envoyer un message, ce genre de chose. Ou un tir de semonce pour faire fuir un voleur qui essaye de s’introduire dans une maison. Mais depuis plusieurs décennies, le port d’arme est redevenu un concept purement militaire.
— Il y a une raison à ça ?
— Plusieurs, même. Une nette augmentation des crimes passionnels, d’année en année. Les féminicides de masse. Le racisme. Des règlements de comptes dans les rues entre gangs, à la vue de tout le monde. Et donc, des dégâts collatéraux. Certains menaçaient aussi leurs voisins à cause d’une divergence d’opinion politique, chose qui avait encore un peu d’importance à l’époque.
— Je n’ai jamais entendu parler de tout ça. C’est si vieux que ça ?
— Ouais, et pas qu’un peu. Je n’étais pas encore née, moi-même. Mon grand-père avait 35 ans, à ce moment-là. C’était dans les années 40. Un accord commun pour débarrasser les quatre nations des stocks d’armes qui s’entassaient dans les magasins. (Elle laissa s’échapper un petit rire nerveux.) T’imagines, certaines grandes enseignes en vendaient dans leurs rayons. C’était n’importe quoi.
Grâce à leur connexion en parallèle sur le même dispositif matriciel, Miĥaela ressentit de nouveau les émotions de Joakìm, comme lors de leur visite de l’espace privé de Bazíl. C’était un mélange d’incompréhension et de malaise. L’image floue d’un monde constamment aux abois, où les gens s’entretuaient pour des broutilles, apparut alors dans un coin de sa tête. Une autre époque, un autre type de violence. En voyant cela, elle comprit alors son désarroi. Mais elle se contenta de l’observer en silence.
Le jeune homme passa une main dans ses cheveux qui apparaissaient de nouveau comme avant son opération. De la même manière, la prothèse qui remplaçait son bras droit avait disparu, lui rendant une part de normalité ; de la chair et des os. Aucun commentaire n’avait été formulé à ce propos.
Sa partenaire d’entraînement avait déjà vu cela, des années auparavant, lorsqu’une de ses sœurs d’armes avait repris le cycle d’exercices dans la matrice après une opération chirurgicale d’urgence et des semaines d’arrêt. C’était le syndrome de Botha, ou « syndrome de déni virtuel », qui touchait une grande partie des personnes victimes d’amputation, de brûlures graves ou autres changements physiques abrupts. Inconsciemment, ces utilisateurs de la matrice revêtaient leur apparence préopératoire ou antérieure à l’accident, rejetant totalement leur nouveau visage ou la présence d’une modification corporelle.
Miĥaela s’approcha de Joakìm, le tirant de ses songes.
— Passons à autre chose, d’accord ? (Elle pointa l’arme de Joakìm de son index.) Aujourd’hui, je vais t’apprendre à tirer.
— Ça ne me dérange vraiment pas, mais… Tu es sûre que c’est une bonne idée ?
— Bien évidemment. Tu peux faire apparaître un flingue en claquant des doigts. Si tu ne t’en sers pas correctement, tu risques de te mettre en danger. En tant qu’ex-professionnelle, je me sentirais coupable de ne pas t’apprendre le minimum.
— D’accord. (Il marqua un temps de réflexion.) Très bien, allons-y. Qu’est-ce que je dois savoir ?
— Je pourrai t’expliquer pendant des heures, mais le plus simple, c’est que tu essayes toi-même de comprendre par le geste. Alors…
Elle tapota sur sa console de commandes et l’un des mannequins s’immobilisa en retour.
— En position !
Tel un bon soldat, Joakìm s’exécuta et piétina la ligne jaune, imitant maladroitement la posture qu’adoptait son enseignante quelques minutes auparavant. Sa position de tir était mauvaise, la vétérane le remarqua instantanément. Mais elle le laissa faire malgré tout. Il visa l’une des cibles, prit quelques secondes le temps de s’ajuster et pressa finalement la détente. Ses bras dévièrent à cause du recul de l’arme et la balle se faufila entre deux mannequins, dans le vide.
Miĥaela plaça une main sous son menton et commenta l’action d’un ton sarcastique.
— T’essayes de t’en prendre aux mouches matricielles, Joakìm ?
— Je ne comprends pas, commença-t-il, frustré. Ça semblait plus simple quand j’étais dans le coma.
— Hein ? (Elle eut un mouvement de recul, abasourdie par ce qu’elle venait d’entendre.) Mais qu’est-ce que tu racontes, enfin ?
— Rien, laisse tomber. Tu peux me montrer à nouveau comment tu te positionnes, s’il te plaît ?
— Bien sûr. Regarde attentivement.
Elle fit une autre démonstration de ses talents.
Joakìm vida plusieurs chargeurs, sous la supervision de la demoiselle. Plus le temps passait, plus il semblait comprendre de nouvelles choses. Une cinquantaine de munitions plus tard, il arrivait enfin à toucher les cibles, même si ce n’était pas toujours l’endroit où il visait à la base, d’après ses propres commentaires et observations.
Elle le stoppa quelques instants et partagea avec lui quelques astuces en accord avec son passif militaire.
— C’est important de savoir gérer sa respiration quand on utilise un flingue. Tu inspires avant de tirer, tu bloques l’air dans tes poumons et tu te relâches une fois que c’est terminé. Une histoire de muscles, d’oxygène et d’autres choses. Me demande pas quoi, je serai incapable de te l’expliquer. Tu vas finir par le ressentir.
— Je pense que je saisis le gros du truc. Ça requiert pas mal de pratique, hein ?
— Ouais. Des années. C’est beaucoup de discipline. De rigueur, aussi. Tu entraînes ton corps, tu lui inculques des gestes. Ce n’est pas naturel de prendre en compte autant de paramètres. (La vétérane frappa dans ses mains.) Allez, encore une fois.
Elle lui tendit un nouveau chargeur.
Quelques minutes plus tard et beaucoup plus de tirs réussis, elle fit disparaître les cibles grâce à une ligne de commande, ainsi que les armes à feu. L’espace virtuel devint complètement vide, les laissant seuls entre quatre murs gris.
— Eh bien, je m’attendais à pire, commenta Miĥaela d’une voix enjouée. Tu apprends vite. Mais ne va pas t’amuser à tirer sur une cible en mouvement à plus de dix mètres, pour le moment. Tu la rateras à coup sûr.
— Merci, je suppose ?
— Je t’en prie. (Elle croisa les bras et changea de sujet.) C’était quoi ce truc dont tu voulais nous parler, avant que Zmitro parte ?
— Ah, ça…
Joakìm s’assit en tailleur et fixa le vide d’un air sombre. Elle prit place à côté de lui, soucieuse.
— Le corpo. Il est venu me voir. Il connaît mon nom.
Dans le réel, l’estomac de Miĥaela se noua. La matrice retranscrit parfaitement cette sensation. Elle fronça les sourcils, essayant tant bien que mal de l’ignorer.
— Il est entré dans la clinique ? s’enquit-elle.
— Non, j’étais dans un bar. Je n’avais pas envie d’être à la clinique cette nuit-là. Tadeo était avec moi, une partie de la soirée. Il est arrivé quelques minutes après son départ. (Il déglutit lentement.) Il ne sait rien sur vous, apparemment. Mais… Ce bâtard travaille chez VisioCorp, bordel !
— Du calme, Joakìm. C’était quand ? Et surtout, pourquoi il t’a dit tout ça ?
— Au début du mois. Quelques jours après le Nouvel An. Je ne l’ai plus revu depuis… (Le jeune homme afficha une grimace de dégoût.) Il pense qu’il est complètement intouchable. Il…
Il y eut un silence. Puis le poing de Joakìm qui percuta le sol. La colère se lisait sur son visage.
— Putain ! Depuis le début, il s’attendait à ce que quelqu’un foute le nez dans cette affaire. C’est pour ça qu’il a fait croire que Kwen Kichu était le coupable. Il m’a tout avoué. Et l’enquête a été abandonnée par manque de preuves. Il comptait faire profil bas un an ou deux, le temps que… (Le flash d’une illumination éclaira soudainement son visage.) Non. Il attendait que Kwen se foute en l’air à cause de la pression ou qu’il se fasse tuer par l’IMS, à cause de son flux… ? C’était le seul témoin, à la base. Si jamais il venait à mourir avant que quelqu’un ne relance l’enquête, ça aurait été impossible d’établir le moindre lien entre lui et l’assassin d’Ana.
Miĥaela le fixa silencieusement, assimilant sans aucune objection la théorie qu’il déroulait devant elle. Des bribes de leur rencontre avec le petit frère de Marko Kichu lui revinrent en tête. Elle repensa alors à son attitude étrange et le niveau presque alarmant de son flux. Puis sa réaction lors de l’arrivée du sans visage et sa troupe de mercenaires. Elle rembobina la trame de ses souvenirs, fit face aux calligraphies qui décoraient les murs. La vétérane n’avait rien dit à ce moment-là, mais les œuvres semblaient récentes et le trait indécis. De plus, leur sens et leur possible implication ne l’avaient pas laissée indifférente.
Amour. Famille.
Futur. Peur.
Monde meilleur.
Joakìm la tira de ses pensées, continuant sur sa lancée.
— Ça fait plusieurs mois qu’il patiente. Son plan ne s’est pas déroulé comme prévu. Il panique et c’est contraire à ses habitudes. Kwen n’est plus un simple outil pour lui : il est devenu son otage parce qu’il ne s’attendait pas à ce que ça prenne autant de temps. Et aujourd’hui, il menace de le tuer lui-même si jamais on continue d’enquêter sur la mort d’Ana. De même, il aurait pu laisser ces fameux Vigilants, dont il pensait le protéger, s’occuper de son cas. Mais il n’avait pas l’intention de se risquer à une fuite d’informations du côté de Kwen. S’il avait craché le morceau à la mafia, ces derniers auraient pu faire chanter le corpo. Ce n’était pas envisageable. (Il laissa planer un silence.) Je crois que Marko n’est vraiment au courant de rien. Il sait juste que son petit frère a été interrogé au sujet d’un meurtre dont il était le seul suspect. Mais ça s’arrête là.
— C’est… bien possible, ouais.
Elle se leva et fit quelques pas, se permettant une courte réflexion. Elle n’avait pas été aussi peu sûre d’elle depuis très longtemps. L’affaire était plus complexe que ce qu’ils avaient pu prévoir ; Zmitro, Tadeo et elle s’étaient persuadés d’être face à un simple meurtre comme tant d’autres dans les ruelles peu accueillantes d’Europo. Ils étaient finalement confrontés à une intrigue de cour, comme elle aimait les appeler, orchestrée par un sociopathe qui possédait une influence démesurée.
— Si j’étais une corpo, je pense que je ferais ce genre de chose, histoire de ne pas me retrouver au beau milieu d’un scandale. Quand t’es quelqu’un de normal, personne n’en a quelque chose à foutre de ta vie et de tes embrouilles. Mais dans les hautes sphères, une histoire ne concerne jamais qu’une seule personne. Sa famille entière risquerait d’être touchée par la couverture médiatique.
— Sauf s’ils arrivent à étouffer le scandale, d’une manière ou d’une autre. Ça ne serait pas la première fois, d’ailleurs.
— C’est pas faux…
Miĥaela hocha lentement la tête et continuait de tourner en rond à quelques mètres de son élève. Elle avait envie de croire à sa théorie, tout autant qu’elle souhaitait désormais se remettre sur les rails de l’enquête. Malheureusement, elle savait que cela risquait d’être plus difficile qu’à leurs débuts.
Elle lui fit de nouveau face, quelques instants plus tard.
— L’autre jour, à ton réveil, quand nous étions tous les quatre à la clinique. Tu avais raison. J’ai bien réfléchi à tout ça et… ça serait hypocrite de ma part de prétendre vouloir aider les gens si je suis incapable de combattre un pauvre con qui pense pouvoir faire ce qui lui chante.
— Ouais, à ce propos… (Il se frotta la nuque, détourna le regard.) Je suis vraiment désolé. Je n’avais pas le droit de vous parler comme ça. On se connaît à peine, j’ai clairement abusé en oubliant de prendre en compte vos problèmes personnels. Je n’aurais jamais dû dire ça.
— Il n’y a pas de mal. Zmitro ne t’en veut pas non plus, d’ailleurs. (Gênée par ce qu’elle s’apprêtait à dire, elle se mordit la lèvre.) J’avais besoin d’entendre ça, je crois. D’une certaine manière, j’ai moi aussi des comptes à régler avec quelques gars de la haute. Tout ça m’empêche d’avancer dans la vie, de mettre mes problèmes derrière moi et d’aller mieux. Je n’ai pas le droit de parler de mon vécu alors que j’y pense tous les jours et ça me bouffe, même la nuit… Je fais des cauchemars à longueur de temps et il m’arrive parfois de me retrouver ailleurs en pleine journée, parce que quelque chose me fait penser à ce qu’il s’est passé durant mon service.
— Personne ne devrait avoir le pouvoir de t’imposer ce genre de chose, Miĥaela.
— Et Ana avait le droit de vivre sa vie comme elle l’entendait, libre de toutes les contraintes de son rang. Mais quelqu’un en a décidé autrement.
Elle chassa d’un mouvement de tête la grimace qui tordait son visage, formée à l’évocation de ses traumatismes. Puis elle regagna son sang-froid dans un raclement de gorge.
— Je vais t’aider, Joakìm. On va le choper, ce connard. Mais pas sans préparation.
Rapidement, la demoiselle fit apparaître un ensemble de tatamis à quelques mètres de là, des mannequins à peu de chose près identiques à ceux du champ de tir, des sortes de poteaux en bois qui ne demandaient qu’à recevoir des coups, et d’autres instruments et armes flottant le long de cette nouvelle construction. Elle fixa ensuite Joakìm, qui continuait de l’écouter attentivement.
— Je vais t’entraîner dur. Tu seras sûrement frustré, on s’engueulera peut-être, même. Chaque jour, on se branchera à la matrice, jusqu’à ce que tu saches te défendre et utiliser un flingue correctement. On va se foutre sur la gueule et je te jure que je ne retiendrai pas mes coups. Puis on se déconnectera, avant de recommencer dans le réel. Et malgré tout ça, si jamais tu te sens en danger à la fin, par pitié, prends tes jambes à ton cou. Ne deviens pas un de ces fantômes qui hantent mes nuits. D’accord ?
Quelque temps après le lever du soleil, les camions de livraison et les robots d’entretiens s’affairaient dans l’avenue principale et les rues du district 340. Les terrasses étaient réarrangées pour le service du midi, qui n’accueillait que peu de monde par rapport à celui du soir. Les premiers drones facteurs déposaient silencieusement colis et autres courriers à destination des résidences et commerces alentour.
9 h marquait aussi le début du premier office des églises du coin. Zmitro s’y rendait habituellement à cette heure-là. Les dernières semaines l’avaient forcé à se cloîtrer dans son appartement ou à être plongé totalement dans ses affaires de vigilantisme, au grand regret de son meilleur ami, Bazíl Montaro, avec qui il s’était rendu à tous les offices du jeudi matin depuis plus de vingt ans. Son moral retrouvé, il l’avait appelé la veille afin de lui confirmer sa présence.
Joakìm et lui arpentaient l’avenue principale depuis quelques minutes, mains dans les poches et écharpes autour du cou. Le jeune homme avait décidé sur un coup de tête de l’accompagner, au détour d’une discussion la journée précédente. Zmitro n’avait pas commenté son intérêt soudain pour la religion, mais n’avait pas refusé pour autant sa compagnie qui était plus que la bienvenue. Il avait néanmoins promis à Miĥaela de le ramener à l’heure pour son entraînement quotidien.
Au détour d’une échoppe, l’étudiant prit la parole.
— Il y a une raison pour laquelle tu te rends dans le 340 pour aller à l’église ?
— Ouais, lui répondit Zmitro, dans un petit sourire. Deux, en fait. La première, c’est parce que l’appartement de mes parents se trouve dans les environs. J’ai grandi ici. Deuxièmement, Bazíl y va aussi. On s’y retrouve depuis des années. Normalement sans faute. Même si dernièrement… (Il marqua une pause.) Dernièrement, c’était compliqué. Je vais sûrement me faire engueuler, d’ailleurs.
— Par Bazíl ?
— Non. Sa femme.
Joakìm afficha un air perplexe. Le fumeur lâcha un petit rire nerveux, avant de tirer une bouffée de sa cigarette électronique. Après quelques secondes de silence, le premier reprit.
— Je peux te parler de quelque chose ? Tu es la seule personne que je connaisse qui va activement à l’église, en dehors de ma mère et mon beau-père, et je n’avais pas envie de les embêter avec ça. Je les ai déjà assez inquiétés ces dernières semaines, après tout…
— Bien sûr. Quelque chose te tracasse, peut-être ?
— Eh bien, il y a ce petit truc qui me revient en tête sans arrêt, depuis ma sortie de la clinique. Quand j’étais dans le coma, j’avais l’impression d’être ailleurs, de vivre autre part, pendant que mon corps attendait que je me réveille, à SanoKorp.
Il leva les yeux vers Zmitro, qui lui demanda de continuer d’un geste de la main.
— J’étais au Purgatoire. Tu sais, je crois que ça fait sens. J’ai failli mourir, et… Il y avait toutes ces âmes en peine, qui cherchaient désespérément à se faire pardonner toutes les mauvaises choses qu’elles avaient faites. Et puis, il y avait Ana, aussi. C’est elle qui m’a aidé à revenir, à me réveiller. (Un soupçon de peur s’imprima soudainement sur son visage.) Il y avait un ange. Il voulait me retenir, me faire rester. C’était terrifiant. Je ne me suis jamais senti comme ça. J’ai ressenti tellement de choses en essayant de le regarder, au point de m’écrouler.
Zmitro fixa silencieusement le vide, à la recherche de mots pour exprimer son point de vue. Mais il s’y perdit rapidement. Sa concentration lui faisait malheureusement défaut à ce jour-là, ce qui l’embarrassait énormément. Il n’avait pas envie de paraître désintéressé par son histoire.
Et alors qu’il s’apprêtait à formuler un semblant de réponse, Joakìm fut soudainement étouffé par la gêne.
— Désolé, je ne pensais pas que ça sonnerait aussi con. Oh merde, enfin. Qu’est-ce que je raconte comme bêtises, moi… ?
— Non, ce n’est pas con, loin de là. Tu sais, c’est très rare qu’une personne se souvienne de quelque chose après un coma. Certains docteurs essayent de prouver depuis le siècle dernier que les patients sont actifs, à un certain degré, durant tout leur coma. Qu’ils peuvent écouter leurs proches, ressentir des choses… Mais les recherches n’aboutissent jamais à rien.
— Je me souviens avoir entendu les bruits des moniteurs, à côté de mon lit. Et quelqu’un qui parlait aussi.
— Et tu penses que c’était un rêve ?
— Non. C’était bien réel. Ana était bien là. Les souvenirs des derniers instants avant mon hospitalisation, notre rencontre avec le corpo… Toutes ces images que me montrait cette télévision étaient trop nettes pour que ce soit faux.
— D’accord. (Un nuage de vapeur parfumée s’échappa de ses narines.) Il y a des choses qui ne s’expliquent pas, je pense. Et n’essaye pas de te creuser la tête à la recherche d’une réponse, tu risques de te rendre fou. Un peu comme les scientifiques de la base internationale avec le flux.
— Qu’est-ce que je dois faire, alors ?
— Je n’en sais rien, mon petit gars. Qu’est-ce que tu veux faire de tout ça, hein ?
Le regard du jeune homme se perdit dans le ciel matinal d’Europo-3. Après une longue réflexion, il formula lentement une réponse, la tête légèrement penchée sur le côté.
— Tu penses que c’est bizarre d’accepter l’existence d’une vie après la mort, mais de renier celle d’une entité supérieure ? J’ai toujours cru que tout ce qui nous entourait était le fruit d’une grande coïncidence, des milliards d’années durant lesquelles la nature suivait son cours. Une planète qui s’est formée seule, grâce à un évènement cosmique au bon endroit, au bon moment. Mais après mon coma, quand je repense à ce que j’ai vu, je me dis que tout ceci semble trop gros pour être un concept naturel. Il y a quelque chose d’inexplicable concernant le Purgatoire, ses habitants et ses gardiens. Pourtant, l’idée d’un dieu quelconque à l’origine de cette création me paraît encore plus absurde. C’est étrange, n’est-ce pas ?
— Tu es libre de croire ce que tu veux, Joakìm. La foi, c’est quelque chose de personnel. Et ce n’est pas forcément en lien avec la religion. On a tous besoin de croire en quelque chose, qu’importe l’endroit où on décide d’y penser, de le pratiquer. À l’église, à la maison, en amour… Ça n’a pas d’importance, tant que tu y trouves un sens, une explication qui te convient.
Joakìm acquiesça silencieusement dans un hochement de tête.
Ils arrivèrent devant l’église peu de temps après. La bâtisse de cette dernière était dressée entre deux immenses immeubles résidentiels. À l’instar des bâtiments des mégacorporations, les lieux de culte de Temera avaient l’autorisation de se démarquer sensiblement de ceux qui les entouraient. Celle du district 340 semblait, à quelques points près, provenir tout droit d’un tableau d’époque. Des matériaux à l’allure ancienne lui donnaient une aura digne d’une construction datant du Moyen-Âge, tout en garantissant une solidité à l’épreuve des décennies. Les couleurs ternes habituellement utilisées se voyaient abandonnées au profit de quelque chose de plus rayonnant, avenant. De magnifiques vitraux rétroéclairés rappelaient sans cesse les passages les plus iconiques des Enseignements. Au-dessus de l’imposante double porte en faux bois, le symbole que l’on retrouvait très souvent sur les colliers et gourmettes des fidèles s’affichait dans toute sa splendeur et sa simplicité.
La religion avait encore une place importante dans la société, malgré un déclin qui s’annonçait depuis les réformes de la foi, au début du siècle. Les églises et autres bâtiments religieux n’appartenaient à aucun groupe privé et étaient de ce fait classés en tant que monuments publics protégés. De plus, les actes de dégradation visant ces derniers étaient sévèrement punis par la loi. Zmitro se souvenait plus d’une fois avoir vu des graffitis peu tolérants, vulgaires, phobiques, toujours très vite recouverts d’une couche de peinture en réponse aux plaintes du voisinage.
Après une observation attentive des murs, les yeux de Zmitro se posèrent sur Bazíl et sa petite famille qui attendaient patiemment son arrivée. Le courtier lui fit signe une fois à leur hauteur. Un garçon, son filleul, lâcha la main de sa mère et courut dans sa direction, tout sourire, avant de lui sauter dans les bras. Quelques rires plus tard, il le rendit à sa mère, qui le dardait d’un regard noirci par les reproches et d’autres mauvaises choses. Le fumeur se détourna et s’intéressa plutôt à son ami d’enfance, avec lequel il échangea une accolade. Ce dernier portait un pull à col roulé avec lequel il cachait, comme à chaque fois qu’il allait à l’église, l’implant à la base de sa nuque qui lui servait d’interface humain-machine et permettait de se connecter quotidiennement à la matrice.
— J’ai bien cru que tu voulais plus voir ma gueule, lui dit-il, sur le ton de l’humour.
— Arrête tes conneries, va. (Zmitro se gratta le menton, l’air penaud.) J’étais pas trop en forme. Désolé.
Bazíl adressa un hochement de tête courtois à Joakìm en guise de salutations, comme à un étranger, certainement pour ne pas évoquer de soupçons chez sa femme qui surveillait la scène avec grand intérêt. Puis ils entrèrent dans l’église, un groupe après l’autre.
Quelques personnes étaient déjà présentes, assises aux meilleures places, celles les plus proches de l’autel. Des membres du clergé s’affairaient aux derniers préparatifs avant le début de l’office. Un silence sacré régnait dans les lieux, parfois interrompu par les bruits des arrivants.
Bazíl annonça à sa femme qu’il resterait avec Zmitro et Joakìm le temps du récital et des prières. Elle lui adressa un haussement d’épaules avant de se diriger vers les bancs les plus avancés avec son fils. Eux prirent place tout au fond, bien à l’écart des fidèles. D’autres groupes débarquèrent. Le courtier décocha un drôle de regard au jeune homme, qui retirait bonnet et écharpe et les posait sur ses genoux. Ils échangèrent à voix basse.
— Qu’est-ce qui est arrivé à ton bras, petit ? demanda Bazíl, de l’inquiétude dans la voix. Et tes cheveux ?
— Un accident. Une mauvaise rencontre avec un corpo, qui me l’a coupé. Et les cheveux, c’est à cause de la puce de la prothèse. C’est juste temporaire.
— Bordel de… (Il étouffa la fin de son juron, avant de tracer un signe sur sa poitrine et murmurer une excuse à l’intention du maître des lieux.) C’est… pas de ma faute, hein ?
— Non, pas du tout, le rassura Zmitro. T’as fait du bon boulot, d’ailleurs. Merci encore pour ton aide.
Ils laissèrent planer un silence. Le courtier reprit en premier, visiblement curieux.
— Et donc ? Vous l’avez attrapé ?
— C’est plus compliqué que prévu, lui expliqua vaguement Joakìm.
— D’accord. Mince. (Il se tourna vers Zmitro.) C’est pour cette raison que tu n’étais pas présent, dernièrement ?
— Entre autres. Encore désolé, d’ailleurs.
— Y’a pas de mal.
Il y eut de l’agitation au niveau de l’autel. Machinalement, Bazíl sortit un chapelet de sa poche, qu’il enroula autour de sa main et son poignet droits. Zmitro fit de même, après avoir retiré son collier.
— Tu devrais venir manger à la maison, ce soir, reprit Bazíl à l’attention de Zmitro, alors qu’un prêtre s’apprêtait à débuter le premier récital. Ça ferait plaisir à Julio. Il n’a pas arrêté de parler de toi, hier.
— Pas sûr que ça plaise à…
— On s’en fiche ! T’es le parrain de mon fils, mon meilleur ami. Pas un étranger. Si j’ai envie de t’inviter chez moi, je le fais.
Zmitro se gratta le menton, gêné. Il ne souhaitait pas de parler des aprioris de la femme de Bazíl. Ce n’était pas le bon endroit ni le bon moment. Il se contenta de le fixer en silence, avant d’acquiescer d’un hochement de tête.
Le sujet du jour était la bienveillance, un instant d’ironie qui ne manqua pas d’arracher un sourire à Zmitro qui repensait alors au regard mauvais que lui avait adressé la mère de son filleul. Cela n’avait pas toujours été comme ça entre eux, mais une discussion très vite écourtée concernant sa pathologie deux ans auparavant avait tout changé du jour au lendemain.
L’office dura une trentaine de minutes. Entre deux versets, il s’était enquis de la situation de Joakìm, qui avait fait preuve d’un calme sans pareil tout au long de la cérémonie. Ni chant, ni prière, ni questions. Il semblait profondément plongé dans ses propres songes.
Après quelques mots échangés avec le prêtre, un premier groupe quitta les lieux. Zmitro se leva à ce moment-là et attira l’attention du jeune homme en posant sa main sur son épaule. Ce dernier revint à lui dans un sursaut et le fixa d’un regard perdu.
— Tout va bien, petit gars ?
— Ça va.
— T’avais l’air ailleurs. Tu pensais à quoi ?
— Tout et rien… (Il s’accorda une observation du plafond et sa magnifique mosaïque.) J’aime beaucoup le calme des lieux. C’est reposant.
À quelques mètres de là, la femme de Bazíl adressait un signe de la main à son mari. Elle semblait elle aussi sur le point de partir. Le courtier se leva à son tour.
— Je vous laisse, s’expliqua-t-il alors. Passe-moi un coup de fil dans l’après-midi, Zmitro. Je te redis pour ce soir.
— Ouais, pas de souci, lui répondit-il.
— Content de t’avoir revu, jeune homme. Prends soin de toi, d’accord ?
— Je vais essayer, dit Joakìm, avec un faible sourire. Merci.
Zmitro tira la langue à l’attention de son filleul, lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur. Le garçon lui offrit un rire empli de sincérité, sous le regard sévère de sa mère. Après quelques secondes, Bazíl et sa petite famille quittèrent les lieux à leur tour.
Une fois son collier remis en place, le fumeur se mit à la recherche de sa cigarette électrique. Au même moment, il s’arrêta net dans ses pas, au bout de leur rangée de bancs. Le jeune homme était immobile et fixait intensément les confessionnaux, cinquante mètres plus loin. Interloqué, il se pencha vers lui.
— Joakìm, si tu cherches les toilettes, c’est de l’autre côté.
— Elle ne te paraît pas étrange, cette demoiselle ?
Il leva de nouveau les yeux. Une jeune femme, à peine la vingtaine, habillée d’un uniforme scolaire étranger noir et rouge, sortait de l’un des édicules en bois. Une expression étrange flottait sur son visage. Il y avait un désordre voyant dans son apparence, comme un laisser-aller, qui contrastait totalement avec l’image que ses vêtements et le soin apporté à sa coiffure voulaient donner.
— Elle n’a pas l’air en forme, effectivement, en convint-il alors.
— Tu n’as pas des picotements à l’arrière de la tête, quand tu la regardes ? Je jure entendre des murmures bizarres, aussi. Et je n’ai pas l’impression que c’est de l’espéranto…
Zmitro se gratta le menton, pensif. Il reconnaissait la sensation que Joakìm essayait de décrire, mais il n’était malheureusement pas assez proche pour la ressentir lui-même. Il se remémora ses rencontres avec tous les réprouvés que lui et Miĥaela avaient confiés aux mains expertes de Franciska Ramez. Ils avaient échangé leur ressenti plus d’une fois au détour de conversations, mais les comparaisons ne semblaient jamais possibles. C’était une expérience assez personnelle, en avaient-ils conclu. Lui s’était parfois retrouvé submergé par des souvenirs quelconques de leurs opposants ; d’autres fois, il lui avait juré entendre comme des appels à l’aide, étouffés, distants. Il avait souffert de migraines passagères, quelques heures durant, à la suite de plusieurs interventions. Quant à Miĥaela, elle savait juste qu’elle avait affaire à une personne affectée par un surplus de flux, mais cela n’allait pas plus loin.
Il faudrait que j’en discute avec Tadeo, un de ces quatre.
Il abandonna ses réflexions et reprit le fil de la conversation. La jeune femme, elle, se dirigeait vers la sortie de l’église.
— C’est un lien psychique, expliqua-t-il enfin à Joakìm.
— Elle a un problème de flux ?
— Ouais. (Il croisa les bras, l’observa attentivement.) Qu’est-ce que tu en penses ?
— Eh bien… On devrait peut-être la suivre, non ? C’est ce que vous faites d’habitude, je crois.
— Seulement si tu t’en sens capable.
— Ça va aller. Dis-moi ce qu’il faut faire.
— Bien. (Il marqua une courte pause.) C’est dangereux ici. Attendons qu’elle sorte et suivons-la discrètement. Pas de gestes brusques face aux caméras dehors. D’accord ?
— OK. Après toi.
Zmitro laissa quelques secondes et quelques centaines de mètres d’avance à la cible de leur filature. Puis ils quittèrent à leur tour le lieu de culte, abandonnant le calme des prières.
Ils la suivirent sur plus d’un kilomètre. D’un pas lent, longeant les stands et autres devantures, ils observèrent ses moindres faits et gestes. La jeune femme déambulait à travers l’avenue telle une de ces machines qui nettoyaient les rues des districts. Elle ne prenait pas le temps de s’arrêter ni d’étudier les alentours, et encore moins de regarder derrière elle, ce qui les arrangeait bien.
Durant cette longue marche, Zmitro prit soin de vérifier si les caméras VisioCorp étaient toujours placées aux mêmes endroits que dans ses souvenirs, ce qu’il avait l’habitude de faire chaque fois que Miĥaela et lui patrouillaient le megadistrict. Il espérait aussi que cette nouvelle filature ne terminerait pas en course-poursuite, comme la dernière, quelques mois auparavant.
L’étudiante s’arrêta à l’entrée d’un immense immeuble résidentiel. Haut d’une quarantaine d’étages, c’était sans aucun doute le plus grand des environs. Sur le conseil de Joakìm, ils se dirigèrent à pas feutrés vers la ruelle la plus proche. Depuis cet endroit-là, ils pouvaient continuer à l’observer sans risquer de se faire voir. Pendant quelques secondes, elle semblait s’attarder sur l’interphone ainsi que le système sans contact sécurisé permettant d’ouvrir les portes coulissantes. Après quelques moments d’hésitation, elle passa lentement au travers des vitres de ces dernières, d’abord une jambe, puis un bras et finalement complètement, comme soudainement débarrassée des limites dictées par lois de la physique.
Le jeune homme lança un regard ahuri à son binôme, qui continua d’interpréter calmement la scène.
— C’est nouveau, ça, commenta-t-il à voix basse. Intéressant. Dis-moi que tu peux aussi passer à travers la matière, Joakìm. Ça nous aiderait beaucoup, là.
— Eh bien, à part casser la vitre et appuyer sur le bouton d’ouverture depuis l’extérieur, je ne sais pas trop ce qu’on pourrait faire d’autre.
— Non, on ne va pas faire ça.
De son œil cybernétique, Zmitro effectua un zoom en direction de l’entrée. À travers la porte, il la voyait s’approcher des ascenseurs. À gauche de l’interphone, plusieurs autocollants présentaient les organismes qui s’occupaient des éléments essentiels de l’immeuble. Une société passait régulièrement vérifier les conduites d’eau, une autre les ascenseurs. Puis il y avait celle qui entretenait le réseau électrique. Cette dernière retint son attention.
— Tu vois à quoi ressemblent les casquettes d’ElektroGO ? demanda-t-il alors. Tu sais, les gars qui bossent sur les circuits électriques dans tout Europo.
— Oui, j’en ai déjà vu. Blanches et vertes, avec le logo de la société en plein milieu. Pourquoi ?
— Fais-en apparaître deux et suis-moi. Baisse un peu la tête face à la caméra de l’interphone, tout en étant le plus proche possible. Je me charge du blabla.
Le plan se mit rapidement en marche. Joakìm s’occupa de sa part, puis ils se dirigèrent vers l’immeuble. Zmitro sonna un appartement au hasard et se racla la gorge. Une voix féminine lui répondit. Il prit un accent totalement différent du sien, assez lourd, avec des notes joyeuses. Il avait créé un personnage à qui, il l’espérait, l’on pourrait accorder sa confiance.
— Bonjour madame ! Je suis un employé d’ElektroGO. Un résident nous a appelés hier pour un problème de surtension. Pourriez-vous nous laisser entrer, s’il vous plaît ? Nous allons procéder à quelques vérifications, mon collègue et moi.
Il y eut un moment de flottement. Puis les portes s’ouvrirent. Joakìm lâcha un long soupir, après la mise en veille de l’interphone. Une fois dans le hall, Zmitro pointa du doigt l’affichage numérique d’un des deux ascenseurs. Ce dernier était déjà au 10e étage et continuait de monter. Une vérification rapide à travers les murs et la cage métallique, grâce à son œil cybernétique, lui confirma que la demoiselle était bien à l’intérieur.
Joakìm s’empressa d’appeler le second ascenseur. Il descendait depuis le 25e étage.
— T’en penses quoi ? demanda le fumeur, sa cigarette électronique à la bouche.
— C’est clair qu’elle n’habite pas ici, déjà. Pour ce qui est de la raison… Peut-être qu’elle fugue ? Elle a l’air d’être un peu plus jeune que moi. Mais je ne reconnais pas son uniforme. Et puis, ce n’est pas dans le style des universités du coin d’imposer un code vestimentaire. C’est plutôt un délire des hauts districts, ça. C’est étrange.
— Ouais, il y a rien de net dans toute cette histoire.
— Qu’est-ce qu’on va faire, une fois qu’on l’aura attrapée ?
— Je vais l’endormir. J’ai toujours ce qu’il faut pour ça.
Un son de cloche les avertit de l’arrivée de l’ascenseur. Ils y entrèrent rapidement et Joakìm appuya sur le bouton du dernier étage. Celui de la jeune femme était déjà presque au sommet, Zmitro s’en était assuré en vérifiant l’indicateur avant leur ascension.
— Elle se rend sûrement sur le toit, déclara-t-il brusquement.
— Comment tu le sais ?
— J’ai un pressentiment, rien de plus. J’aimerai autant que ce soit pas ça, d’ailleurs.
Depuis un haut-parleur caché dans le faux plafond, une musique lente et répétitive les forçait à patienter, malgré eux, comme otages de cette ascension qui semblait durer une éternité. Le fumeur tira avec insistance sur sa cigarette, alors qu’une ombre longue et difforme descendait vers lui depuis les tréfonds des circuits électriques de l’ascenseur. Cette dernière s’arrêta à quelques centimètres de son visage, se retourna, fit apparaître une bouche aux dents pointues dans ce qui ressemblait désormais à une main osseuse. Elle lui murmura « Tu penses à ce que je pense ? », avant de cracher un rire mauvais qui rebondit des secondes durant contre les murs de la cabine.
En face de lui, Joakìm fixait calmement les boutons des étages, qui s’illuminaient à un rythme régulier. Il se concentra sur lui et brisa l’illusion d’un nuage de fumée.
Les portes s’ouvrirent dans un grincement métallique, au dernier étage. Plus loin, une bourrasque s’engouffrait dans le long couloir. Puis une autre porte claqua. Zmitro laissa s’échapper un clic de langue et sentit les traits de son visage se tendre. Des fourmis descendirent lentement dans son dos depuis sa nuque. Sa théorie et celle de la main semblaient se confirmer et il n’aimait pas vraiment ça. Il fit un signe tête à l’intention de Joakìm et ils s’élancèrent tous les deux en direction des escaliers qui menaient au toit. Ils gravirent les marches deux à deux, puis se stoppèrent face à la porte derrière laquelle se trouvait normalement un jardin aménagé, comme 90 % des immeubles résidentiels des environs. Un coup d’œil à travers le mur confirma les soupçons de Zmitro. Leur cible se tenait dangereusement proche du bord du toit. Il ne lui restait plus qu’à traverser le grillage anti-chute, comme elle l’avait fait au rez-de-chaussée.
— Changement de plan, petit gars.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Elle va sauter.
— Qu… ?!
Il plaqua sa main sur la bouche de Joakìm, avant de lever un index devant lui, pour lui intimer le silence. Joakìm se racla la gorge, hocha la tête puis s’excusa à voix basse. Ils continuèrent à échanger, tout en chuchotant.
— Voilà ce qu’on va faire. (Il pointa sa cigarette devant lui.) Je vais y aller, seul. Attirer son attention. Elle ne s’attend certainement pas à ce que quelqu’un vienne la voir, là, maintenant. Elle va être coupée dans son élan, perturbée.
— Et moi ?
— Je vais répéter deux fois la même phrase, à un moment. Tu nous rejoins à ce moment-là. Doucement. Tu l’attrapes et la plaques au sol. Je lui fais une piquouse et elle tape la meilleure sieste de sa vie. (Puis il entrebâilla lentement la porte.) Je compte sur toi, d’accord ?
Et ainsi, il entra dans la fosse aux lions.
Le toit était aménagé sous la forme d’une promenade. Deux arbres étaient plantés dans du terreau synthétisé pour l’occasion, dans des petites zones délimitées afin d’éviter que la croissance des racines n’entrave ou endommage la structure de l’immeuble. Des rouleaux de gazon tapissaient le plus gros de la superficie, tandis que du gravillon clair traçait des chemins entre des bancs en bois blanc et une aire de jeux pour enfants. Des lampadaires attendaient la tombée de la nuit pour illuminer les points d’assise. Au printemps, il était possible de sentir l’odeur de l’herbe ainsi que celle de différentes plantes qui poussaient au pied des arbres. Mais ce n’était qu’un bien piètre spectacle comparé à ce qu’offraient les quelques rares jardins botaniques qui existaient encore en Europo.
Mains dans les poches, il s’approcha lentement d’elle. Elle lui tournait le dos et faisait face au vide qui se présentait à elle, derrière le grillage de dix mètres de haut qu’elle agrippait d’une poigne de fer. Ses jambes tremblaient. Zmitro saisit l’hésitation et réduisit davantage la distance qui les séparait. Ses bruits de pas se firent enfin entendre, ce qui força la jeune femme à se retourner.
Son visage, sa coiffure et sa tenue, maintenant qu’il l’observait de plus près, criaient Eishaya. Ses longs cheveux noirs formaient un chignon, maintenu par une broche stylisée en argent et traversé par une baguette de la même qualité. Son uniforme arborait le logo d’une école — très certainement un lycée — qui se trouvait à des milliers de kilomètres de là. Un bouton fait d’or refermait l’une des manchettes de la veste, tandis que l’autre était ouverte et retroussée, comme si le second bouton été tombé ou avait été oublié. Dans la même veine, son col était mal arrangé, sûrement par manque de temps. Ses iris jaunes pénétrants étaient la seule chose qui ne faisait pas partie de la panoplie du parfait élève, et encore moins d’un civil lambda. Au-dessus de sa joue gauche, sous son œil, un minuscule grain de beauté pointait au travers d’une fine couche de maquillage maladroitement appliqué.
Elle semblait terrifiée et confuse. D’une vitesse affolante, elle enchaînait les répliques en eish dont Zmitro ne tirait rien. Contrairement à Miĥaela, il n’avait jamais appris une autre langue que celle que lui avaient enseignée ses parents et ses cours élémentaires. Il assuma rapidement qu’elle faisait partie d’un programme d’échange étudiant. Puis il remarqua le minuscule écouteur placé dans son oreille droite, qu’il identifia tout de suite comme un interprète virtuel personnel, très en vogue chez les touristes. Ce dernier était couplé avec l’Odeka qu’elle portait au poignet, comprit-il. L’appareil affichait à rythme régulier des messages en provenance d’un réseau social. Il n’avait ni le temps ni l’envie de les déchiffrer, ainsi se contenta-t-il d’essayer de diriger son attention sur la barrière de la langue.
— Du calme. Tu veux bien lancer ton application de traduction sur ton Odeka, s’il te plaît ?
L’étudiante pianota maladroitement sur l’hologramme de son micro-ordinateur, à la recherche du programme interprète. Il se présentait sous la forme d’un visualiseur, comme celui d’un lecteur de musique. L’Odeka enregistrait l’échange en temps réel et renvoyait les propos traduits dans la direction de la personne concernée, avec un accent et une intonation impeccable.
Sans attendre, la demoiselle reprit.
— Allez-vous-en ! Laissez-moi ! Partez !
— Pour que tu puisses te jeter dans le vide après mon départ ? C’est hors de question, enfin.
— Ce ne sont pas vos affaires ! Dégagez !
Ses yeux transformés par le flux le fixèrent intensément. Zmitro se rendit aussi compte que les doigts de la jeune femme se crispaient à une vitesse anormale, inhumaine, et le simple fait de les regarder devenait difficile tant leur apparence était floue.
Il essaya de faire abstraction et continua.
— Peut-être bien, mais ce n’est pas une raison. (Il prit quelques secondes pour observer les toits aux alentours, afin d’écarter la possibilité d’un témoin trop curieux.) Quelque chose entrave ton libre arbitre, ma grande. Et quand ça arrive, des gens comme moi sont là pour t’aider. Tu comprends ce que je veux dire ?
Elle resta muette, toujours sur le qui-vive. Zmitro expira longuement par le nez.
— La dernière fois que tu t’es rendue à une machine à flux, c’était quand ?
— Il y a onze jours, répondit-elle sans aucune hésitation.
— D’accord. (Il lui présenta sa cigarette électronique, pour lui montrer qu’il n’y avait rien à craindre. Puis il se remit à fumer.) Pourquoi ? C’est mauvais pour la santé, tu sais.
Soudainement, elle fut victime d’un changement d’humeur assez troublant. La tristesse et le désespoir se lisaient dans ses yeux. Ses gestes et sa posture traduisaient le malaise qui l’habitait. Le fumeur manqua d’avoir un mouvement de recul, frappé par la surprise.
— Vous êtes de l’IMS, n’est-ce pas ? Tuez-moi, s’il vous plaît. Je n’ai plus envie de vivre cet enfer. C’est trop, j’en peux plus. Par pitié !
— Non, je ne travaille pas pour l’IMS. Comment tu t’appelles ?
— Sun-Ja Baek.
— D’après ta tenue, je dirais que tu es étudiante. Tu viens d’Eishaya ? Tu habites dans quel district, maintenant ?
— Je suis née là-bas, dans les quartiers riches. Je… (Une larme se forma dans le coin de son œil. Elle la chassa d’un revers du pouce.) Je vais à l’université de ce district. Je vis en Europo depuis l’année dernière.
— Est-ce que… quelqu’un t’a fait du mal, Baek-san ?
L’honorifique sonnait bizarre dans sa bouche, mais Zmitro était tout du même au courant des us et coutumes en provenance de la nation de l’Est. Dans d’autres circonstances, il aurait purement et simplement laissé de côté ce genre de manières, mais la situation le poussait vers la plus grande prudence et l’usage de moyens détournés.
Il pointa l’Odeka du doigt, pendant que la jeune eish cherchait ses mots.
— Peut-être que ça a quelque chose à voir avec des messages sur les réseaux sociaux ? Tu lisais quelque chose sur ton micro-ordinateur, tout à l’heure. On peut en parler, si tu le souhaites.
Sun-Ja recula contre la grille, la faisant grincer sous son poids. Zmitro sentit une décharge d’adrénaline lui parcourir l’échine et recouvra dans le même temps les pleins pouvoirs de sa concentration. Il entraperçut plusieurs possibles des secondes à suivre et, tout en tentant de conserver son sang-froid, il analysa frénétiquement les solutions qui s’offraient à lui. Finalement, il établit une approche différente. Il devait la bouleverser sur le plan émotionnel, lui faire peur et la mettre face à ce qu’elle s’apprêtait à faire. Il enchaîna.
— Je ne pense pas que ce soit réellement l’échappatoire dont tu aies besoin. Certes, tu te débarrasses de tous tes problèmes en un instant, mais tes proches souffriront de ta disparation par la suite. Tout ça ne vaut pas le coup, crois-moi.
— Peut-être bien que si. (Elle étouffa un sanglot.) Qu’est-ce que vous en savez, d’abord ?
— Et tes parents ? Qu’est-ce qu’ils en penseraient ? Est-ce qu’ils ne seraient pas tristes d’apprendre ce que tu t’apprêtes à faire ?
— Mes parents… ?
Nouveau changement d’humeur soudain. Elle fronça ses sourcils et laissa transparaître un sentiment de dégoût à l’évocation de sa famille. Il y avait aussi une certaine agressivité qui se dégageait de ses rictus et du timbre de sa voix. Zmitro déglutit lentement, peu emballé par la tournure des évènements.
Oh, le con…
Reste calme, ça va aller.
Par précaution, il fit usage de son sixième sens. Mais il n’eut tout de même pas le temps d’anticiper la suite.
Dans un battement de sourcils, Sun-Ja se retrouvait désormais face à lui, le visage à seulement quelques centimètres du sien. Il n’y avait plus une once de tristesse en elle, juste de la colère. D’un index accusateur, elle mitraillait le torse du fumeur. Mais le flux de celui-ci ne réagissait aucunement aux agissements de l’étudiante. Là où les autres réprouvés répondaient généralement avec hargne et violence aux sollicitudes d’un intervenant, elle semblait ne vouloir qu’extérioriser un trop plein de ressentiment. Zmitro ne se sentait nullement en danger. Et c’était nouveau, pour lui.
— Tout ça, c’est la faute de mes parents ! s’époumona-t-elle, comme si elle souhaitait se faire entendre par ces derniers. Vous pensez que j’ai une vie facile parce que je viens des districts supérieurs ?! C’est toujours le même foutu discours, de toute façon… ! (Comme précédemment, elle se déplaça à la vitesse de l’éclair. Elle s’arrêta à plusieurs endroits. D’abord sur un banc.) Je devrais m’estimer heureuse de la position de mes parents, car ils ne la méritent vraiment pas ! (Puis contre un arbre.) Que les retombées de leur carrière politique me parviennent, même à l’étranger ? C’est tout à faire normal, n’est-ce pas ! (Dos à un lampadaire, assise.) Qu’est-ce que je suis censée ressentir après la dixième menace de mort que je reçois sur mon adresse e-mail, depuis le début du mois ? D’après vous ? Hein ?!
Il s’autorisa une courte réflexion, qui fut momentanément interrompue par la manifestation malvenue d’une silhouette pendue par une corde à un autre lampadaire, quelques mètres plus loin. Il avait l’impression de reconnaître les traits de son propre visage, qui lui apparaissaient comme éclairés par un effet stroboscope généré par l’ampoule normalement en veille à cette heure-ci. Des douloureux souvenirs refirent surface dans un coin de sa tête. Il se détourna afin de se concentrer de nouveau sur Sun-Ja, qui continuait à lui lancer un regard empli de reproches.
— Tu ressens de la rancœur, peut-être ? Ou autre chose ? (Il haussa les épaules.) Je suis désolé, je ne pense pas pouvoir me mettre à ta place. Les histoires de famille, ce n’est jamais simple.
— Non, vous n’avez rien compris. Si seulement ça s’arrêtait à leur besoin égoïste d’avoir voulu mettre un enfant au monde… (Elle se mordit la lèvre inférieure, au point de se faire saigner.) Une partie du monde, celle que je fréquentais chaque jour avant de venir ici, m’exècre à cause des ambitions puériles de mes parents. Je n’ai d’autre choix que de subir les conséquences de leurs actes. Et ces crétins pensaient sérieusement que m’envoyer étudier à l’étranger allait tout arranger. Même en Europo, je n’ai pas su rester à l’écart de tout ça.
Elle cracha un rire triste, mauvais. Puis se leva de nouveau, avant de revenir vers Zmitro qui surveillait discrètement la porte derrière laquelle se tenait Joakìm, prêt à recevoir son signal.
— Parti du Renouveau, mon cul. Autant battre l’eau à coups de bâton.
— Tes parents ont créé ce parti, n’est-ce pas ? Je me souviens avoir lu un article là-dessus, il y a quelques années.
— Ce n’est pas important.
— Au contraire. Je pense qu’ils sont très courageux. Ce n’est jamais simple d’essayer de changer quelque chose de l’intérieur. Il est dommage que tu sois obligée de souffrir à cause de ça, néanmoins. Mais encore une fois, je ne crois pas que sauter d’un immeuble soit…
— Vous êtes aussi stupide qu’eux pour penser de cette manière. Ça n’aboutira jamais à rien. C’est trop tard, maintenant.
— Si tu le dis. (Il marqua une courte pause, durant laquelle il vérifia rapidement la position de Sun-Ja par rapport à la porte. Elle lui tournait le dos, désormais. C’était le bon moment. D’un ton décidé, il se répéta.) Si tu le dis.
Joakìm passa silencieusement la porte, laquelle il referma avec tout autant d’attention. À pas de loup, il commença à s’approcher d’eux. Zmitro dirigea de nouveau son regard sur Sun-Ja, qui n’en finissait plus d’articuler sa haine.
— Vous vous bercez d’illusions. La politique est corrompue, nos gouvernements sont allés beaucoup trop loin, les corporations dictent le rythme de vie et les citoyens courbent l’échine depuis bien trop longtemps et sont donc incapables de faire autre chose que de fixer leurs pieds. Ils sont faibles, usés. C’est trop tard, maintenant !
— Des millions de personnes attendent chaque jour une opportunité de retourner le système contre les salauds qui continuent de l’entretenir. Ce n’est pas de la faiblesse que de vouloir un monde meilleur, Baek-san.
— Oui. C’est ça. Qu’importe. (Elle prit une profonde inspiration. Puis après une courte pause, elle contourna lentement Zmitro, pour se diriger vers le grillage le plus proche.) Je m’en fiche, désormais. Tout ça, c’est fini.
— Ouais, c’est fini. Ça va aller, d’accord ?
Zmitro glissa lentement sa main libre dans la poche intérieure de sa veste. Sun-Ja se stoppa dans ses pas et le fixa de ses yeux jaunes. Et alors qu’elle s’apprêtait à dire quelque chose, elle se retrouva projetée lourdement au sol, ventre à terre, la fine couche de gazon n’absorbant que peu la violence du geste. Joakìm avait effectué presque parfaitement une prise qu’il avait employer à maintes reprises lors de ses entraînements avec Miĥaela et la maintenait dans cette position grâce à l’avantage de force que lui conférait sa prothèse, bras gauche dans le dos et la tête contre l’herbe. Il s’aidait aussi d’un de ses genoux pour l’immobiliser du mieux qu’il pouvait. L’étudiante poussa quelques cris de panique, qui se muèrent très vite en rage. Sa main droite passa plusieurs fois à travers le sol, ainsi que ses pieds, dans une vaine tentative d’échapper à la prise. Rapidement, Zmitro lui administra une dose de calmant via un injecteur. Après une longue minute d’agitation, elle finit par s’endormir.
Allongée par terre, la tête posée sur les genoux de Joakìm, elle affichait enfin un visage détendu, lavé de toute négativité. Ils l’observèrent quelques instants, assis à ses côtés. Le jeune homme prit soin d’éponger avec un mouchoir le sang qui perlait au coin de ses lèvres.
— Elle en a gros, expliqua Zmitro, d’un ton très sérieux.
— Elle semblait réellement en colère quand tu t’es mis à parler de ses parents. Sa vie n’a pas l’air toute rose.
— Tu penses ?
Il pointa l’Odeka de Sun-Ja de son index. Joakìm se pencha pour s’intéresser au contenu, qu’il lut à voix haute. L’écran holographique affichait une timeline qui reprenait les codes de la plupart des réseaux sociaux. Le site était assez connu et fréquenté chaque jour par des millions d’utilisateurs. Les messages étaient listés en fonction des tendances et autres mots-clés que la demoiselle suivait quotidiennement. Tous étaient traduits en eish, mais certains étaient postés par des Europoens et d’autres même par des Brits. Des débuts de discussions privées sans réponses se glissaient parfois entre deux messages rendus publics.
Joakìm ne put réprimer un grognement de dédain. Un éclair de colère traversa son regard.
— Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. Quelle bande de connards !
— Ouais. (Le fumeur tira longuement sur sa cigarette, avant de hausser les épaules.) Sois gentil, petit gars, et appelle-nous un taxi. Sans chauffeur, si possible.
— Qu’est-ce que tu veux faire ?
— Comme d’habitude. Elle va rester avec nous quelque temps, jusqu’à ce que ça aille mieux. Mais avant ça, on va faire un détour par le service de ma très chère amie Franciska. Elle doit se débarrasser de son surplus de flux.
Le jeune homme acquiesça d’un hochement de tête, puis commença à remplir une demande de transport sur son propre micro-ordinateur. Zmitro scanna les environs à la recherche d’une bonne zone d’atterrissage. Il déplaça un banc de quelques mètres puis vérifia les coordonnées géographiques inscrites dans le coin supérieur gauche de son œil cybernétique. Il les transmit à Joakìm, qui lui confirma l’arrivée imminente du véhicule.
Ils continuèrent à discuter durant les deux minutes d’attente. Joakìm était impressionné par le sang froid et la méthode de Zmitro et il lui fit savoir.
— Ce n’était pas la première fois que tu faisais ça, n’est-ce pas ?
— Si. D’ailleurs, si tu pouvais éviter d’en parler à Miĥaela, ça serait sympa. Elle me tuerait si elle savait que j’ai agi seul. On fait toujours ces trucs en binôme, normalement.
— Ah, d’accord. (Joakìm marqua une pause, durant laquelle il s’enquit de l’état de Sun-Ja.) À ta réaction, ta manière d’aborder la situation, on aurait dit que tu en savais long sur le sujet. Personnellement, je ne pense pas avoir assez de courage pour faire ce genre de chose. Elle aurait pu se jeter à travers le grillage à tout moment…
— On dit souvent qu’il faut bien un idiot pour en reconnaître un autre. C’est peut-être ça, hein ?
Ils échangèrent un drôle de regard. Joakìm se détourna après quelques secondes, comme frappé par une soudaine réalisation. Il trébucha quelques instants sur ses mots.
— Zmitro, tu… ?
— Je ne suis pas un exemple à suivre, j’espère que tu comprends bien ça. Ce n’était pas du courage, juste de la pure connerie. Un plan à la con monté en quelques secondes. Du moi tout craché.
— Tu lui as sauvé la vie. Si ce n’est pas du courage, qu’est-ce que c’est alors ?
La sincérité de Joakìm arracha un sourire timide à Zmitro, faisant disparaître par la même occasion toutes les pensées négatives qui polluaient son esprit.
ILDA leur annonça l’arrivée imminente du taxi autonome. Il se posa en plein milieu du toit-promenade. Sans trop d’efforts, Zmitro prit la jeune femme dans ses bras et une fois bien installés dans le véhicule, ils décollèrent en direction de la clinique SanoKorp.
Miĥaela quitta la chambre à coucher et rejoint le reste du groupe dans le salon. Assis autour de la table basse, ils échangeaient à propos de leur journée. L’horloge affichait 16 h. Elle prit place sur le canapé, entre Joakìm et Tadeo.
— Elle s’est réveillée il y a quelques minutes, leur annonça-t-elle. Je lui ai expliqué la situation, elle n’a pas dit grand-chose. Elle m’a juste fait savoir qu’elle était fatiguée et qu’elle voulait se reposer. Je pense qu’elle va rester dans la chambre, pour le moment.
— Elle se souvient de quelque chose ? demanda alors Tadeo.
— Je ne sais pas. Ce n’est pas l’impression qu’elle donne, en tout cas. Elle avait l’air choquée, surtout.
— C’est pas étonnant, commenta Zmitro entre deux gorgées de bière.
Joakìm sortit soudainement de son mutisme, comme précédemment perdu dans ses pensées.
— Elle peut passer à travers la matière.
— Et se déplacer très rapidement, aussi, rajouta Zmitro. Au point de disparaître le temps d’une seconde. Je ne sais pas si ce sont deux aspects de la même capacité, mais c’est plutôt impressionnant. Ses yeux sont jaunes, d’ailleurs.
— Je peux le noter maintenant, si tu veux, lui dit Tadeo, prêt à sauter sur l’ordinateur.
— Non, plus tard. Ça peut attendre. (Zmitro se racla la gorge, avant de se tourner vers Joakìm.) Quand elle sera en meilleure forme, j’aimerais que tu lui expliques toi-même comment tout ça fonctionne, d’accord ? Elle n’est pas obligée d’en faire usage, mais c’est préférable pour elle qu’elle soit au courant. Évitons les accidents bêtes.
— Eh bien… Je ne pense pas être le mieux placé pour ça, mais je ferai en sorte qu’elle comprenne, si c’est ce que tu veux.
Zmitro hocha la tête en guise de réponse. Puis il reprit, après quelques bouffées de cigarette.
— Autre chose…
Il hésita. Comme si elle savait quel sujet il souhaitait aborder, Miĥaela continua à sa place.
— Joakìm, c’est impossible d’aider directement Kwen Kichu sans éveiller de soupçons. Le corpo le surveille sûrement H24. On risque de le faire tuer, de cette manière.
— C’est vrai, lui répondit le jeune homme. Ce n’est pas la bonne approche.
Les trois autres affichèrent une expression de surprise. Après une consultation silencieuse entre eux, Zmitro chercha à en savoir plus.
— T’as une idée en tête ?
— Ouais. (Joakìm se redressa sur le canapé et croisa les bras.) Il faut aborder le problème autrement. Changer de perspective. Il y a des personnes que nous pouvons interroger, qui n’ont rien à voir avec les affaires de Marko et qui ne sont pas liées aux magouilles du corpo, du moins je l’espère, mais qui le connaissent tout de même.
— Et à qui tu penses, exactement ? le questionna Tadeo, penché en avant pour le regarder.
— Aux parents d’Ana. (Il se racla la gorge. Un silence gêné planait dans la pièce.) Je sais où ils habitent et j’ai les moyens d’accéder légalement aux districts supérieurs. Et avec un petit coup de fil, ça pourrait aussi être le cas pour vous. Temporairement, mais suffisamment longtemps pour terminer l’enquête, je pense.
Zmitro contempla longuement l’idée du jeune homme. Au passage, il jeta un œil vers la porte de la chambre. Finalement, après une petite minute, il déclara :
— Quelqu’un doit rester ici pour veiller sur Sun-Ja.
— Je m’en occupe, répondit Miĥaela. Les interrogatoires, ça n’a jamais été mon truc, de toute façon.
— La patience non plus, tu nous diras, continua Tadeo sur un ton moqueur.
Elle lui envoya un coup de poing dans l’épaule en réponse à sa pique, avant de se mettre à rire, suivi des autres.
Zmitro se leva de son fauteuil et se dirigea vers le tableau d’enquête, prêt à établir une nouvelle connexion depuis le centre avec un morceau de papier sur lequel il écrivit « Les Vero », en référence aux parents d’Ana. Puis il se tourna vers le groupe.
— Si tout le monde est d’accord, on pourrait s’y mettre dès demain.
Miĥaela et Tadeo hochèrent silencieusement la tête.
— Vous le savez peut-être déjà, mais les métros ne circulent pas au-delà du district 310, leur expliqua Joakìm. Il va falloir prendre un taxi ou louer un véhicule, afin d’aller jusqu’à chez eux.
— Dans le 306, c’est ça ? s’enquit Tadeo.
— Tout à fait. Dans une énorme maison à quelques mètres de la grande place centrale.
Zmitro se mit à ricaner à l’évocation de la maison. Ce n’était pas courant dans les quartiers modestes, et encore moins dans les plus pauvres, d’entendre quelqu’un parler de ce type d’habitation. C’en était même devenu un sujet tabou chez certains et un rêve pour d’autres qui pensaient pouvoir un jour réaliser leurs ambitions. Mais pour lui, ce n’était rien de plus qu’une manière peu scrupuleuse d’occuper le trop-plein d’espace alloué aux districts supérieurs.
Il s’imagina un moment la réaction des locaux lorsqu’ils se croiseraient dans les rues, grimaçant sûrement à la vue de leurs vêtements et d’autres aspects de leur personne, ce qui détonerait sans nul doute avec l’apparence des lieux. Il en eut un frisson dans le dos.
Il avala le fond de bière qu’il lui restait. La boisson avait soudainement un goût âcre, comme un avant-goût de ce qu’il s’apprêtait à vivre.
— Je déteste déjà cet endroit.