12
Le secret de madame Vero
Le taxi atterrit silencieusement sur une place de parking réservée aux transports privés. Joakìm paya le trajet grâce à une carte à usage unique qu’il avait créé la veille et alimenté d’assez de crédits pour plusieurs allers-retours dans les districts supérieurs. Après avoir salué le chauffeur, Tadeo, Zmitro et lui quittèrent rapidement le véhicule, se retrouvant alors dans une avenue qui ne ressemblait en rien à celles qu’ils avaient l’habitude de parcourir.
Il y avait une route, comme celles que les voitures électriques empruntaient encore trente ans en arrière, à l’apogée de l’ère de l’automobile terrestre, quelque temps avant leur inévitable transformation en avenues piétonnes et l’avènement des véhicules personnels volants grand public. Une longue route noire faite de biobitume totalement écologique sur laquelle était tracée une ligne discontinue blanche qui avait la particularité de réfléchir la lumière des phares une fois la nuit tombée. De minuscules LED pavaient les bords à distance régulière, en parallèle de ce qui semblait être le motif très reconnaissable d’un circuit imprimé qui n’en finissait plus.
En comparaison des autres districts beaucoup moins riches, l’apparence de celui-ci était chaotique, justifiée par les besoins et les envies des locaux. Les immeubles parfaitement rangés cédaient leur place à des maisons aux formes uniques et aux dimensions disparates en comparaison de leurs voisines. Certaines se dressaient sur plusieurs étages, tandis que d’autres préféraient l’option du plain-pied et la présence d’un jardin gigantesque. Mais malgré ces différences, une certaine harmonie se dégageait de l’ensemble. Rien ne semblait morne, mais ce n’était pas pour autant que les propriétaires des lieux se permettaient les mêmes folies architecturales que les mégacorporations. Bien au contraire. Tel un tableau parfaitement structuré, baigné dans un blanc immaculé, le district se présentait comme un coin de paradis entièrement réservé aux personnes qui l’avaient construit.
Le petit groupe de Zmitro observa le départ du taxi depuis le trottoir le plus proche. Puis le regard de Tadeo serpenta entre les différentes maisons, comme à la recherche du plus insignifiant des détails. En le considérant ainsi, Joakìm se rappelait la première fois qu’il avait posé les pieds dans le quartier de son beau-père. Il avait eu la même réaction, à quelques nuances près. La curiosité s’était vite mélangée au ressentiment dont il entretenait toujours les braises.
Ils se mirent en route quelques instants plus tard, sans oublier d’enfiler la capuche de leur manteau noir afin d’être à l’abri de la surveillance permanente des caméras VisioCorp, qui sévissaient aussi dans les hauts quartiers. En chemin, le jeune homme s’adressa à son IA.
— ILDA, peux-tu tracer un itinéraire jusqu’au domicile des Vero, s’il te plaît ?
— Je m’en occupe, lui répondit cette dernière. (Court silence, le temps de procéder à la demande.) À pied, il vous faudra un peu moins de dix minutes. La grande place centrale se trouve à une centaine de mètres d’ici, vous pouvez très certainement déjà l’apercevoir. Je vous dicterai les instructions à voix haute.
Zmitro indiqua de l’index un arbre immense dont une branche pointait en direction de la route, plus loin. C’était sur leur chemin.
La grande place centrale portait bien son nom. Large comme une dizaine de maisons mises côte à côte, celle-ci se dressait au cœur même du district. Elle était dessinée comme un espace de rencontre et de relaxation. D’une gigantesque fontaine en granit blanc coulait en permanence une eau claire. L’herbe, les buissons et les parterres de fleurs semblaient très régulièrement entretenus. Un peu plus loin du centre, des petits parcs pour enfants accueillaient un toboggan et d’autres structures faites de bois et de métal. Des bancs étaient disposés un peu partout, à l’abri du soleil grâce aux ombres que projetaient des arbres très certainement importés de la Réserve Forestière Internationale.
Ce vendredi-là, seulement quelques personnes discutaient à proximité de la fontaine. L’hiver n’était pas rude pour une fois, mais les températures n’étaient pas pour autant propices aux sorties. Le trio contourna la grande place centrale d’un pas tranquille, continuant leur marche.
— Je vois que même ici, les rues sont désertes en pleine journée, commenta Zmitro d’un ton blasé.
— Bizarrement, quelque chose me dit que ça ne doit pas être bien différent le soir, rajouta Tadeo.
Joakìm haussa les épaules en guise de réponse. Les habitudes étaient effectivement toutes autres dans les districts supérieurs, et plus l’on s’approchait du 301, moins le divertissement y avait sa place. Les soirées s’organisaient dans un but purement professionnel.
— Ils ne fonctionnent pas de la même manière ici, c’est sûr, expliqua-t-il alors. Mais parfois, certaines personnes se rendent dans les districts médians juste pour la diversité qu’offrent les avenues. Je sais que ma mère et son compagnon font ça. Ils préfèrent ça aux bars et restaurants du coin.
— Tu es encore chez eux, d’ailleurs ? lui demanda Zmitro, entre deux bouffées de cigarette.
— Oui. Mais maintenant que j’arrive à me servir normalement de mon bras, je pense que je vais retourner à mon appartement. Mon PC me manque. Et puis, je dois rattraper les cours que j’ai loupés, aussi…
— Et puis, il n’y a rien de mieux que son propre lit. (Tadeo et lui échangèrent un hochement de tête. Le premier reprit ensuite avec une autre question.) Tu crois qu’il faut s’attendre à une certaine réticence de la part des parents d’Ana ? Ils n’ont sûrement pas prévu de te voir débarquer comme ça.
— Je pense que ça devrait aller. Dans mes souvenirs, sa mère est une personne très sympathique. Pour ce qui est de son père… (Il marqua une pause, afficha une grimace.) C’est autre chose. Mais il y a aussi son petit frère. Il est gentil. Il s’inquiétait vraiment pour elle, à l’époque.
— Il est toujours chez leurs parents ? continua Zmitro. Peut-être qu’il pourrait répondre à certaines de nos questions.
— Je crois qu’il est encore au lycée. Peut-être sa dernière année, d’ailleurs. Mais je ne sais pas si c’est une bonne idée…
— On devrait peut-être s’en tenir aux parents, non ? proposa alors Tadeo, visiblement concerné par cette suggestion.
— Plus on aura d’informations, mieux ça sera, déclara Zmitro. Mais je comprends pourquoi ça te tracasse. Il est jeune et son jugement sera sûrement impacté par ses émotions, surtout s’il tenait tant à sa sœur.
— Je ne vais pas vous mentir, l’idée me met légèrement mal à l’aise, leur répondit Joakìm. Je préférerais aussi m’arrêter à monsieur et madame Vero.
Le silence les accompagna pendant le reste du trajet. Quelques minutes plus tard, ils se retrouvèrent face à une maison à deux étages. Une paire de marches les séparait de la porte d’entrée. Joakìm les monta rapidement et appuya sur la sonnette. Une femme vint leur ouvrir après quelques secondes : Aspazia Vero.
Une personne qui n’aurait pas su mieux aurait sûrement confondu la mère d’Ana Vero avec une grande sœur non existante. Âgée de plus de quarante ans, elle en paraissait à peine trente. Elle était un produit réussi des premiers essais cliniques de l’affinement génétique, ou plus communément appelé gènes parfaits ; un mélange savant des meilleures caractéristiques physiques qu’avaient pu lui offrir ses parents. Outre sa jeunesse apparente, qui commençait néanmoins à montrer des signes de déclin et forçait l’utilisation (à certains endroits abusive) de maquillage pour cacher les marques du temps, les traits de son visage criaient perfection, tant d’un point de vue symétrique que des standards de la beauté. De magnifiques cheveux blonds tombaient en cascade derrière sa nuque et s’enfouissaient dans un épais foulard aux couleurs foncées qui recouvrait son cou et ses épaules. Sur ce dernier, inscrit en lettres d’or, son nom de famille figurait sur l’une des extrémités du tissu. Elle portait une longue robe asymétrique blanche et noire légèrement fendue sur le devant, dont la finition était digne d’un maître-couturier. Des escarpins à talons bas chaussaient ses pieds, eux-mêmes protégés du froid par des fins collants qui donnaient un teint sombre à ses jambes.
Madame Vero les dévisagea un court instant, avant de poser ses yeux vides de vie sur Joakìm. L’image qu’il avait d’elle se retrouva alors brisée, remplacée par celle d’une femme rongée par la dépression et le sommeil.
Le jeune homme prit la parole, rompant le silence.
— Bonjour, madame Vero.
La mère d’Ana le considéra quelques secondes avant de lui répondre. Sa voix se faisait faible, incertaine. Il y avait une sorte de méfiance qui l’imprégnait.
— Joakìm, n’est-ce pas ?
— C’est bien ça. Je suis désolé de me présenter ainsi sans vous avoir prévenu au préalable. J’espère que je ne vous dérange pas. Je tenais à… (Son regard se posa sur un pot de fleurs vide d’habitants, posté au rebord d’une fenêtre. Il chercha ses mots.) Mes sincères condoléances. (Puis il leva de nouveau les yeux vers la mère d’Ana, qui semblait toujours aussi peu affectée par ses propos et sa présence.) Votre fille était une bonne personne. Ce qui lui est arrivé…
— Je n’ai jamais eu de fille. Au revoir.
Joakìm bégaya quelques mots, confus. Puis il se retourna vers Tadeo et Zmitro pour obtenir de l’aide. Les deux lui rendirent son regard et quelques mouvements de tête mal assurés. Et finalement, madame Vero entreprit de refermer la porte.
Quoi ?
C’est quoi ces conneries ?
Ne te laisse pas marcher sur les pieds, enfin.
Et alors comme pris d’une colère soudaine, dans un déclic, il bloqua la porte à l’aide de son bras métallique. Le bois et les gonds grincèrent sous la force déployée par sa prothèse. Il croisa de nouveau les yeux de la femme, qui semblait totalement effrayée.
— S’il vous plaît, madame Vero ! Rien de tout ça n’est juste, vous le savez tout autant que moi ! Pourquoi agissez-vous de cette manière ?!
Derrière lui, Tadeo et Zmitro commençaient à s’agiter. Le second prit la parole d’une voix tendue.
— Eh, Joakìm, baisse d’un ton. Les voisins risquent de t’entendre.
— Partez, s’il vous plaît ! continuait de geindre madame Vero.
— C’est votre mari, c’est ça ? lui demanda Joakìm, toujours aussi insistant. C’est lui qui vous oblige à dire ce genre de chose ?
La porte se rouvrit soudainement, manquant de le faire chuter en avant. De nouveau face à lui, la mère d’Ana, désormais en larmes et les joues rouges de colère. Elle prit une profonde inspiration.
— Dégagez de ma…. !
Elle fut interrompue par les aboiements graves d’un chien court sur pattes qui força le passage entre les jambes de sa maîtresse. Joakìm baissa les yeux vers ce dernier, qui continuait de le menacer tel le bon gardien qu’il était censé être. C’était un beagle comme on en voyait dans beaucoup de publicités et photos sur les réseaux sociaux, une race très populaire en Europo et Britinia. Il remarqua la couleur et plusieurs motifs de sa fourrure qui lui rappelaient le chiot de sa défunte amie. Instinctivement, il siffla comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il l’appelait, à l’époque. L’animal se calma, pencha la tête, laissa tomber une oreille et le fixa d’un air confus. Il lui présenta ensuite sa main qu’il renifla plusieurs fois.
— Eh bien, mon beau. C’est moi. Tu ne te souviens plus ?
Quelques gémissements, coups de langue et autres coups de museau dans la main lui prouvèrent le contraire. Il se baissa pour le prendre dans ses bras. Au même moment, des bruits de pas se firent entendre dans les escaliers. Joakìm reconnut le petit frère d’Ana, qui se présenta aux côtés de sa mère. Il venait de dévaler les marches deux par deux, sûrement alerté par le vacarme de la conversation et les grognements du canidé. C’était un jeune homme assez grand et plutôt frêle. Il avait les mêmes yeux perçants que sa défunte sœur. Il portait à ce moment-là l’uniforme de son lycée.
— Qu’est-ce qu’il se passe, mère ?
Il se tourna vers le trio et reconnut tout de suite l’ami d’Ana. Il laissa apparaître un faible sourire. Il semblait tout aussi fatigué que sa mère, la morosité en moins.
— Oh, Joakìm. Bonjour.
— Bonjour, Ivan. Je suis désolé, c’est un peu de ma faute.
— Il n’y a pas de mal. (Il laissa s’échapper un petit rire en voyant Joakìm qui essayait d’esquiver en vain les coups de langue du chien.) Tu lui as manqué, on dirait.
— Mon poussin, s’il te plaît, murmura madame Vero à l’intention de son fils. Retourne étudier dans ta…
— Vous comptez réellement traiter tous les amis d’Ana de cette manière, toi et père ? La détestiez-vous à ce point ?
Honteuse, elle marmonna quelque chose avant de s’éloigner vers la pièce la plus proche. Ivan la suivit du regard avant de se mettre à soupirer longuement. Puis il se tourna de nouveau vers le petit groupe de Zmitro.
— Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous, peut-être ? Qui sont tes amis, par ailleurs, Joakìm ?
— J’aurais voulu m’entretenir quelques minutes avec tes parents, lui expliqua-t-il. Mais j’ai l’impression que ça va être compliqué… (Depuis la porte, on entendait des bruits d’ustensiles de cuisine.) Ça serait concernant ta sœur. Ces deux personnes m’aident à enquêter sur… les causes de son décès. On fréquente la même université. (Tadeo et Zmitro le saluèrent d’un hochement de tête.) On a des raisons de croire que l’homme avec qui elle devait se marier y est peut-être pour quelque chose.
Ivan se passa une main hésitante sur la nuque, le regard fuyant. Il se racla la gorge. Joakìm se rendit alors compte qu’il avait posé directement les pieds dans les plats, ce qui entrait totalement en contradiction avec ce qu’il avait proposé quelques minutes auparavant. L’attitude de madame Vero l’avait troublé et poussé à improviser. Malheureusement, cela n’avait jamais été l’un de ses points forts.
Conscient du malaise qui s’était installé, il tenta rapidement de réparer son erreur.
— Excuse-moi, c’était sûrement indélicat de ma part. Je ne sais pas vers qui me tourner après tout ce temps, et…
— Il n’y a pas de mal. (Le petit frère d’Ana marqua une pause, durant laquelle il inspira longuement.) Pour tout te dire… J’ai toujours su que cette histoire était bizarre. L’IMS a fini par parler de suicide, mais je n’ai jamais voulu y croire. C’était beaucoup trop simple, vous comprenez ce que je veux dire ?
— D’après ce qu’on a vu et entendu, il n’y a rien de simple dans cette affaire, le rassura Zmitro en allant dans son sens. Ta grande sœur a été la victime d’un parfait sociopathe. Il a fait en sorte de ne laisser aucune preuve derrière lui et en a créé des fausses pour pouvoir inculper d’autres personnes à sa place. Cette histoire est un merdier sans nom et c’est entièrement de sa faute.
Ivan haussa les épaules et poussa un autre soupir. Puis son regard se perdit dans le vide. Le trio le laissa arranger ses pensées le temps d’une petite minute. Il partit ensuite à la recherche d’une paire de chaussures et de son manteau. Il revint aussi avec une laisse, que le chien reconnut instantanément. Il sauta des bras de Joakìm et attendit en position assise au pas de la porte qu’on l’attache.
Se retournant vers la cuisine, le lycéen annonça son départ.
— Mère, je sors quelques minutes. Je serai de retour pour le déjeuner.
La voix triste de madame Vero se faufila jusqu’à l’entrée.
— Ivan, s’il te plaît…
— Oh, par pitié. (Il ne put réprimer un éclat de colère.) J’en ai assez de cette omerta. Si toi et père êtes incapables de faire la bonne chose, alors, je m’en occuperais moi-même. C’était ma sœur, merde ! Votre fille ! Comment osez-vous souiller sa mémoire ainsi ?!
Il quitta le domicile tandis que des pleurs lointains se faisaient entendre, avant d’être complètement étouffés par la fermeture de la porte. Ils s’éloignèrent ensuite tous les quatre en direction de la grande place centrale, le chien en tête de marche.
Terriblement concerné par la scène à laquelle il venait d’assister, Joakìm ne tarda pas à s’enquérir de l’état de madame Vero.
— Est-ce que ta mère va bien ? Elle devrait peut-être parler à quelqu’un, non ?
— Elle est comme ça depuis plusieurs mois. Elle refuse de voir un psychiatre.
Le jeune homme laissa flotter un silence. Il s’était attendu à une telle réponse, mais il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une profonde tristesse par rapport à la situation de madame Vero. Il l’avait connue toujours souriante et jamais contre l’émancipation de sa fille. Il ne pouvait imaginer le choc qu’elle avait ressenti pour changer à ce point.
— Mon père est actuellement au travail, mais je pense qu’il vous aurait reçu de la même manière, continua Ivan.
— Tes parents subissent une pression de la part de quelqu’un, concernant Ana ? lui demanda soudainement Tadeo.
— Non, pas que je sache. Ils ont décidé du jour au lendemain de faire comme si elle n’avait jamais existé. Pour mon père, ça n’a pas été compliqué, vu qu’il l’avait totalement déshérité au moment de son départ et son refus du mariage. Pour ma mère… (L’espace d’un instant, il semblait chercher ses mots.) Elle n’a jamais vraiment accepté ce qu’il s’est passé. Mais ces derniers mois, elle s’est mise à se comporter étrangement, rejetant catégoriquement toute mention d’Ana, allant de son existence jusqu’aux biens matériels qui lui appartenaient et qui prenaient la poussière dans le grenier de notre maison.
Joakìm se mordit la lèvre inférieure. Il n’arrivait pas à y croire. La réaction du père d’Ana lui semblait en dehors de ce monde. Comment pouvait-il être aussi froid avec son propre enfant ?
Sans tarder, Ivan continua son récit.
— Après avoir rapatrié son corps dans ce district, le lendemain pour être précis, mon père a organisé des obsèques à la va-vite, totalement bâclées, sans y convier le reste de la famille. Il a fait le choix de l’exclure du mausolée familial. Elle a été incinérée et ma mère a dispersé ses cendres à une centaine de kilomètres d’ici, sur une côte de l’océan europo-brit. Nous y avions passé des vacances, il y a des années de cela, et elle a un jour dit qu’elle souhaitait y retourner un été. Ma mère devait s’en souvenir, je suppose.
Joakìm secoua lentement la tête, indigné.
Il est horrible. C’est pire que tout ce que je pouvais imaginer.
Une personne comme lui ne mérite pas de vivre aisément. C’est dégueulasse.
— Ça ne doit pas être facile d’avoir un père pareil, commenta Zmitro.
— Il n’a pas toujours été comme ça. Mais depuis le départ d’Ana, il est beaucoup plus froid, complètement insensible à nos demandes, et surtout, il passe plus de temps au travail. C’est comme si cette maison n’était plus la sienne.
— Quel genre de métier fait ton père, déjà ? se renseigna Joakìm.
— Il est directeur d’une agence de mode. Il possède une ligne de vêtements qu’il a baptisée de son propre nom. Ceux que porte ma mère font d’ailleurs partie de la dernière collection en date.
— Ça a l’air d’être de la bonne couture, ça ne doit pas être pas donné, dit Tadeo, alors qu’ils s’arrêtaient au bord du trottoir.
— La qualité est à la hauteur de ce que les gens sont prêts à payer, rajouta Zmitro entre deux bouffées de cigarette. Rien de bien étonnant, en soi.
Ivan fut le premier à traverser la route, suivi des trois autres. Un passage clouté se matérialisa sous leurs pieds ; un hologramme blanc à la définition très nette qui semblait vouloir s’incruster dans le biobitume. À une cinquantaine de mètres de là, une voiture électrique lancée comme une flèche se mit à freiner, sûrement alertée de la présence de piétons par son système de vigilance tout connecté couplé à son IA de bord. Quand ils eurent terminé de traverser, elle regagna silencieusement de la vitesse et fila à toute allure en direction du district voisin. Les bandes blanches disparurent tout aussi rapidement.
Encore quelques minutes de marche et ils se retrouvèrent face à la fontaine géante de la grande place centrale. Ivan détacha la laisse du chien à ce moment-là. Ce dernier courut en direction du coin d’herbe le plus proche avant de se rouler dedans. Le lycéen reprit ensuite la parole.
— J’ai cru comprendre que c’était toi qui l’avais trouvée, ce soir-là, Joakìm.
La gorge du jeune homme se serra. Des images troubles de cette terrible soirée lui revinrent en tête. Il vit la benne remplie de sang. Puis une mare de vomi à ses pieds. Au loin, la lumière des gyrophares qui rebondissaient contre les immeubles. Il se frotta les yeux avec le pouce et l’index de sa main gauche et expulsa un long grognement.
— Ouais.
— L’IMS t’a causé énormément de tort, n’est-ce pas ?
— Ils voulaient un coupable et j’étais la seule personne sur place. Si l’avocate de mon beau-père n’était pas intervenue, je ne sais pas combien de temps j’aurais passé au commissariat. (Il plongea ses mains dans ses poches.) Ouais, j’ai vécu de meilleures nuits dans ma vie, maintenant que j’y repense.
Zmitro tapota plusieurs fois l’épaule de Joakìm et afficha une mine rassurante. Il le gratifia d’un fin sourire, avant d’indiquer du menton un petit banc en métal non loin de leur position, tourné vers la fontaine. Ils s’y installèrent, sauf le fumeur qui décida de rester debout par manque de place. L’assise était froide et sèche.
Après un long silence ponctué par les clapotis de l’eau, le chien les rejoignit et s’allongea aux pieds d’Ivan.
— Parlez-moi de votre enquête, s’il vous plaît, les relança-t-il. Vous pensez que monsieur Martins est coupable, c’est bien ça ?
— Si c’est bien son nom, alors oui, lui confirma Zmitro. On suivait une piste, qui s’est avérée être fausse au final. Et il était là.
— Il portait une sorte de masque qui couvrait entièrement son visage, ce jour-là, rajouta Tadeo, avant de souffler dans ses mains endolories par le froid. Les caméras à l’extérieur ne pouvaient donc pas l’identifier. Même une photo prise sur le tas n’aurait servi à rien.
— Et puis… (Joakìm se stoppa dans ses mots, l’espace d’une seconde.) Il avait une manière de parler d’Ana. C’était comme un enfant à qui on aurait confisqué son jouet. Il a totalement avoué son crime avant que quelqu’un ait le temps de l’accuser. Puis, après ça, je l’ai croisé une seconde fois, pendant mon hospitalisation. Il a tenu le même genre de discours et m’a aussi menacé, jurant qu’il n’hésiterait pas à recourir à nouveau au meurtre si nous ne mettions pas fin à l’enquête.
— Attends, quoi ? lui dit Ivan, soudainement très inquiet. Hospitalisé, dis-tu ? Que t’est-il arrivé ?
Joakìm se racla la gorge, avant d’examiner les alentours. Il croisa le regard d’un couple qui passait par là. Ces derniers affichaient une mine curieuse. Zmitro ne put s’empêcher de les chasser d’un sifflement mauvais. Ils pressèrent le pas et s’éloignèrent en direction de la route. Finalement, l’étudiant leva la manche de son sweat-shirt et mit en évidence son membre mécanique.
— Ce fils de pute m’a pris mon bras.
— Oh, Seigneur ! (Ivan se cacha la bouche, visiblement choqué.) Mais pourquoi a-t-il fait ça… ?
— Parce que c’est un taré, voilà pourquoi, constata froidement le fumeur. Pas besoin de se gaver de flux pour faire du mal aux gens, ce gars en est la preuve vivante.
— ILDA, lance l’enregistrement de notre discussion dans le bar, s’il te plaît, poursuivit Joakìm, avant de recouvrir de nouveau sa prothèse.
— Bien sûr, Joakìm, lui confirma alors l’IA.
L’Odeka diffusa à un volume sonore moyen, trop faible pour capter l’attention d’oreilles distraites. La voix du sans visage se fit entendre. L’échange avec Joakìm ce soir-là se déroulait comme dans ses souvenirs. Il n’avait pas écouté l’enregistrement lui-même, mais chacun des mots était inscrit dans son être, comme marqué à jamais par la perfidie de l’assassin. Durant les quelques minutes pendant lesquelles Martins détaillait leur première rencontre, puis s’attardait sur ses motivations, avant de passer aux menaces, Ivan, Tadeo et Zmitro ne pouvaient cacher leur surprise et leur mépris. Le petit frère d’Ana semblait même tristement touché par ce qu’il entendait. Après quelques précisions sur le contexte et notamment moult explications concernant le rôle de Kwen Kichu et le gang des Skull Lads dans toute cette histoire, Ivan décida de délivrer son ressenti.
— Il avait l’air tellement gentil, humble, la première fois que je l’ai rencontré. Du moins, c’est l’image que j’ai gardée de lui. Je n’arrive pas à croire que tout ceci n’était en fait qu’un acte… C’est une vile personne. Qui peut tenir un tel discours sans avoir de remords… ?
— Si tu as la moindre information qui pourrait nous aider à nous rapprocher de lui, on te serait vraiment reconnaissant de nous en faire part, lui dit Zmitro, en tentant de rendre la discussion moins lourde.
— Prends le temps d’y réfléchir, si tu le souhaites, rajouta Tadeo. Tu n’as pas à te sentir obligé.
— Malheureusement, je ne pense pas pouvoir vous en dire plus que ce qu’il a déjà avoué lui-même dans cet enregistrement. Je savais qu’il travaillait à VisioCorp et que son père lui réservait une place de choix à l’avenir. Je sais aussi qu’il sort d’une école prestigieuse. Mais ça s’arrête là. Au final, je ne le connais que de vue. Il fait partie du cercle professionnel de mon père. Rien de plus.
— Je vois. (Joakìm se pencha légèrement en arrière et fixa le ciel.) Le contraire aurait été étonnant.
Ivan adressa un clic de langue à l’attention du chien. Celui-ci se releva et accueillit affectueusement quelques caresses sur le haut de sa tête.
— Je pense que le plus simple serait d’en parler avec mon père, proposa-t-il après un instant de réflexion. Vous devriez aller le voir, dès que possible.
— Il risque de nous recevoir de la même manière que ta mère, lui rappela alors Joakìm. C’est bien ce que tu disais, n’est-ce pas ? J’ai bien peur que ça ne nous avance pas plus que ça.
— Ouais, ça sonne vraiment comme une fausse bonne idée, renchérit Tadeo, les bras croisés.
— Bien sûr, ça serait sûrement le cas si vous vous présentez comme tel, continua le lycéen. Mais, imaginons un instant… (Un sourire timide brisa temporairement son voile de tristesse.) Si trois personnes venaient à arracher les vers du nez de mon père, d’une manière poussive, non en usant de force, mais plutôt en se montrant très convaincantes, je ne pense pas qu’il se comporterait de la même manière. Vous voyez ce que je veux dire ?
Zmitro se mit à rire et manqua de s’étouffer avec la vapeur de sa cigarette électronique.
— Tu veux qu’on file la frousse à ton daron, résuma-t-il d’un air enjoué. Eh bien, eh bien.
— Rien de bien méchant, évidemment. Juste de quoi lui délier la langue. Je vous assure, ça ne devrait pas être compliqué. Il est froid en apparence, il paraît même toujours très sûr de lui, mais les personnes qui le connaissent vraiment savent qu’il n’est pas aussi courageux qu’il le pense.
Le trio se concerta en silence. Joakìm hocha la tête, certain qu’ils n’avaient pas d’autres pistes à suivre que celle-ci. Tadeo montra aussi son approbation. Zmitro semblait perdu dans ses pensées, comme déjà en train de confectionner le plan qui les amènerait à leur but.
— Où se trouve ton père, actuellement ? s’enquit Joakìm, désireux d’en savoir plus.
— Il est en réunion avec ses employés dans une branche annexe de sa société. Voici l’adresse. (Ivan fit apparaître une fenêtre sur l’Odeka du jeune homme et y nota le nom d’une entreprise ainsi que celui d’une rue.) Généralement, ils déjeunent sur place, avant que lui ne quitte les lieux aux alentours de 14 h, pour retourner dans le district dans lequel il travaille normalement.
— Il se rend à son agence en voiture volante ? demanda Tadeo.
— Oui, mais pas avec son véhicule personnel. C’est une compagnie de transports qui se charge de ses déplacements professionnels. Il a son chauffeur attitré.
Tadeo fit signe à Zmitro de son index. Les deux s’éloignèrent en direction de la fontaine. Le premier murmura quelque chose à l’oreille du second. Ils échangèrent pendant encore quelques secondes, avant de revenir vers Ivan et Joakìm.
— Merci pour ton aide, jeune homme, dit Zmitro à Ivan. On se charge du reste. Joakìm va te raccompagner jusqu’à chez toi. On s’occupe d’organiser la rencontre avec ton père, de notre côté.
— Je vous en prie, c’est normal. Par contre… (Il hésita un court instant.) S’il vous plaît, faites attention à vous, tout de même.
Tadeo lui adressa un signe du pouce ainsi qu’un sourire plein d’assurance. Finalement, Joakìm et lui s’éloignèrent de la grande place centrale et prirent de nouveau le chemin du domicile des Vero, accompagnés du chien.
Une froide bourrasque se faufila dans l’avenue, leur arrachant quelques frissons. Ivan remonta un peu plus la fermeture éclair de son blouson. Au-dessus d’eux, d’énormes nuages gris obstruaient complètement la silhouette du soleil.
— Ne t’en fais pas, ils savent ce qu’ils font, le rassura Joakìm. Je ne peux rien te dire, en dehors du fait qu’ils ont l’habitude de faire ce genre de chose. D’où leur présence, aujourd’hui.
— Et toi ? Tu as l’habitude, aussi ?
— Eh bien…
Le jeune homme se permit une courte introspection. Il se rappelait son échange animé avec Dong-Bak Kichu. Puis sa confrontation avec son frère. Et avant ça, le Vigilant qui l’avait approché et abordé la notion d’assassinat sans sourciller. Ou encore, la soudaine fusillade dans l’espace privé de Bazíl Montaro. Il se souvenait parfaitement de sa réaction à ces différents moments. Le choc avait petit à petit disparu pour laisser place à une sorte d’habitude. Il avait pris conscience de la violence qui rôdait en permanence dans les rues d’Europo et dans certains cas, de la nécessité de son usage pour parvenir à ses fins. Même des personnes se rendant à une clinique SanoKorp pour utiliser une machine à flux n’étaient pas à l’abri de cette noirceur. Ce n’était pas qu’un phénomène éphémère dont les bavures étaient parfois relatées dans les faits divers des journaux, mais bien une triste réalité qu’il avait vécue le temps de quelques nuits.
Tout ceci était bien loin de la posture pacifiste que ses parents lui avaient enseignée, des années en arrière. En y songeant, cela le peinait profondément. Il lui semblait alors totalement impossible de rendre hommage à son père de cette manière. Et pourtant, il avait longtemps cru à cette manière de penser, tout comme il avait cru que son codex de la bonne conduite l’aiderait à surmonter les mauvais jours qui rythmaient sa vie, convaincu que le karma existait réellement.
Une bribe de l’un de ses derniers échanges avec Ana fit écho à ses songes.
« Promets-moi une chose, c’est tout ce que je te demande. Qu’importe ce que tu découvres, ne fais pas de bêtises. Laisse la justice s’occuper du reste. »
« De quelle putain de justice tu parles ? »
Elle avait désespérément essayé de faire appel au garçon qu’elle avait connu. Mais c’était peine perdue. Et maintenant qu’il y réfléchissait, cela lui donnait l’impression qu’elle le savait déjà.
— Pas vraiment. Non, c’est juste que… (Joakìm ferma les yeux, inspira profondément.) Il y a des choses que je ne supporte plus et personne ne pourra faire quelque chose à ma place. J’ai enfin compris ça. Rendre justice à Ana, par exemple. Je ne sais pas si je suis capable de le faire correctement, mais je risque de m’en vouloir toute ma vie si je n’essaye ne serait-ce pas qu’un peu. Même si je dois… (Puis il se mit à rire, soudainement gêné.) Désolé, je divague.
— C’est rien. Je comprends ce que tu veux dire.
Ils poursuivirent silencieusement leur marche. La route de nouveau traversée, Joakìm s’aperçut que Ivan étouffait des pleurs, sa bouche enfouie en partie dans son manteau. Ses mains séchaient rapidement les larmes qui tombaient lourdement sur ses joues. Respectueusement, il choisit alors de continuer à regarder droit devant lui et de lui accorder le temps qu’il lui faudrait. Mais à sa grande surprise, entre deux reniflements, le petit frère d’Ana prononça quelques paroles d’une voix tremblante.
— C’est dur. Tellement dur. (Il toussota.) Je me réveille parfois en plein milieu de la nuit, après l’avoir vue en rêve. Je me rassure en vérifiant que son numéro est toujours enregistré dans mon implant, comme si je n’avais fait qu’un cauchemar. Et puis, d’un seul coup, je réalise que je n’arrive tout simplement pas à lâcher prise. Tout ça est vrai. Je suis hanté par son fantôme. Je déteste cette sensation ! Pourquoi est-elle morte ? Qu’est-ce qu’elle a fait pour mériter ça ? Elle me manque tellement.
Et dans un moment d’égarement, il se retrouva aux côtés d’une version plus jeune de lui : Joakìm, âgé de 15 ans, qui se posait les mêmes questions face à l’urne qui contenait les cendres de son père. Son dévouement et son sens de la juste l’avaient poussé à voyager en Britania afin d’exposer une affaire impliquant des personnalités dont l’influence se propageait jusqu’à Europo et au-delà. Quelques jours plus tard, il était revenu dans un cercueil des plus basiques, un message pour les plus curieux des journalistes qui oseraient suivre ses pas. Et après des semaines de tension, plus personne ne parlait de ce drame ni des circonstances qui l’entouraient. Son père avait emporté avec lui un des plus terribles secrets de l’élite de Temera, au grand soulagement du cercle de politiciens véreux qui l’entretenaient.
Une injustice motivée par un besoin toujours croissant d’avidité avait arraché un père à son enfant, ainsi que sa joie de vivre et son innocence. Et c’était pour cette raison que Joakìm se reconnaissait à travers Ivan. Il n’était pas étranger à son chagrin ni à sa détresse.
Porter le deuil à cet âge-là, quand j’y pense… C’est inconcevable. Même maintenant…
Mais c’est pour ça que tu es différent, en partie.
Mets-la en sourdine deux minutes, tu veux ?
Revenant à ses sens, Joakìm se concentra de nouveau sur le frère d’Ana. Il posa une main rassurante sur son épaule, ce qui lui arracha un petit sursaut. D’un revers de la manche, Ivan essuya prestement ses larmes et essaya tant bien que mal de forcer un sourire.
Plus loin, madame Vero les attendait près de la porte de la maison. L’inquiétude se lisait sur son visage. Elle descendit la paire de marches qui la séparait du trottoir et s’avança vers son fils, dès qu’ils étaient à sa hauteur.
— Mon poussin, tes yeux sont rouges. Tout va bien ?
— C’est le froid, mère. D’ailleurs, tu ne devrais pas te tenir dehors à m’attendre. Qu’est-ce que tu fais, enfin ?
Désormais assez proche d’elle, Joakìm vit sur son bras droit un hématome assez large qui tendait depuis peu vers le jaune. Il ne l’avait pas remarqué la première fois, puisque l’écharpe qu’elle portait était arrangée de telle manière à cacher méthodiquement la contusion. En y réfléchissant un peu, il comprit aussi pourquoi son maquillage paraissait si bizarrement appliqué et surtout en trop grosse quantité sur certaines parties de son visage. Dans la même veine, le teint sombre de ses collants lui semblait de plus en plus suspect. Sans vraiment le vouloir, car ce n’était pas dans sa nature de fouiller dans la vie privée des autres, il commençait tout de même à tricoter une hypothèse qui le mettait plus que mal à l’aise.
La mère d’Ivan se rendit compte de l’intérêt qu’il lui portait, ainsi que de l’erreur qu’elle avait commise. Elle réajusta le tissu pour être plus présentable et cacher l’hématome sur son bras. Voyant qu’elle n’allait pas lui répondre, Ivan haussa les épaules et se tourna une dernière fois vers Joakìm.
— Merci pour la discussion. Et encore une fois, faites attention à vous, s’il vous plaît.
— Je t’en prie. N’hésite pas à m’appeler si tu veux parler, d’accord ? Tu as encore mon numéro, n’est-ce pas ?
Il lui confirma d’un hochement de tête et lui adressa un salut de la main. Puis il rentra chez lui, après le chien qui s’était faufilé à travers l’ouverture de la porte. Il la claqua derrière lui. Madame Vero le regarda faire, puis fixa silencieusement Joakìm, avant de finalement décider de le quitter sans même lui dire au revoir. Il l’interpella à la première marche. Puis vérifia que les fenêtres étaient bien fermées. Il fut lui-même surpris par son absence de tact à ce moment-là.
— Madame Vero. Votre mari vous frappe ?
Son talon glissa sur la deuxième marche et elle manqua de trébucher. Du dégoût transpirait faussement sur son visage. Seul son regard empli de cette peur omniprésente trahissait ses réelles émotions.
— Je vous demande pardon ?!
— Non ? Tout le monde se fait des bleus, ça arrive. Il n’y a pas mort d’homme. Alors pourquoi réagissez-vous de cette manière ?
— Quoi ? (Il lut la confusion en elle.) Partez, je ne veux plus vous voir ici ! Maintenant, ou j’appelle…
Il profita de cet instant pour vérifier son hypothèse. D’une manière menaçante, il leva son poing fermé et jeta un regard plein d’hostilité vers elle. La réaction fut immédiate, automatique. Les bras devant elle, tremblante, elle le supplia dans un murmure d’arrêter avant même qu’il ne se passe quoi que ce soit.
Joakìm se relâcha dans un moment de culpabilité. Il s’en voulait de lui avoir fait subir ce genre de chose. Mais ce n’était rien face à la colère qu’il ressentait.
— C’est lui, hein ? Il vous force vraiment à dire toutes ces choses sur Ana. Ou alors, est-ce autre chose, encore ? S’il vous plaît, madame Vero. Expliquez-moi.
La mère d’Ana le fixa sans mot dire. Elle essayait en vain de contrôler les tremblements de peur qui l’habitaient à ce moment-là.
— D’accord. (Il enfonça le clou une dernière fois, à contrecœur.) Officiellement, vous avez chuté dans les escaliers, c’est ça ? C’est l’explication que vous donnez à vos amis ?
Il la vit ouvrir la bouche, mais elle était comme soudainement atteinte de mutisme. Et alors, ses lèvres se mirent à trembler, ainsi que son menton. Des larmes coulèrent, laissant des traces de mascara dans leur sillage. L’esprit du jeune homme fut lavé de tout doute. Et c’est à ce moment-là qu’il prit une décision.
Monsieur Vero était désormais dans son viseur. Joakìm était trop impliqué émotionnellement pour le laisser s’en sortir sans une leçon. Et rien ne pourrait le faire changer d’avis sur l’approche qu’il comptait prendre.
— Je suis vraiment désolé, madame Vero. Je comprends mieux, maintenant. Ce n’est pas facile, n’est-ce pas ? Surtout dans votre cas. (Il essaya tant bien que mal de se détendre afin de paraître plus rassurant.) Je sais que vous respectiez la décision d’Ana, à l’époque. Même si tout allait bien avec votre mari, à ce moment-là, ou du moins, j’ose l’espérer. Et aujourd’hui plus que jamais, vous pensez qu’elle a fait le bon choix. (Il se détourna après quelques secondes, gêné de la regarder droit dans les yeux plus longtemps.) Si vous aimez votre fils autant que vous avez aimé votre fille, par pitié, laissez-lui aussi le choix. Ne faites plus l’erreur. Ne laissez pas votre mari décider de vos vies.
Il se racla la gorge et vérifia l’heure sur son Odeka. L’horloge numérique affichait presque midi. Il était temps pour lui de rejoindre Tadeo et Zmitro. Mais avant ça, il regarda une dernière fois madame Vero. Elle peinait toujours à essuyer ses larmes avec un petit mouchoir de poche, sans vraiment faire attention à lui. D’une voix pleine de compassion, il annonça son départ.
— Je dois y aller. Au revoir. Et s’il vous plaît, prenez soin de vous. Consultez un spécialiste, s’il le faut. Il n’y a aucune honte à recevoir de l’aide d’autrui.
Le jeune homme tourna les talons et prit la direction des places de parking où s’était précédemment posé leur taxi. De la neige se mit à tomber en chemin.
Il ressentait comme une chaleur au creux de son estomac. En prenant conscience de cette dernière, il entendit la voix rauque de son flux. Il l’ignora dans un premier temps. Mais après quelques tentatives d’échanges avortés, il décida tout de même d’y prêter attention. Le registre nouveau de celui-ci avait piqué sa curiosité.
Tu penses peut-être que je me trompe à ton sujet. Tu crois que j’arrive magiquement à créer des envies de violence. Mais ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Je te mets juste sur le droit chemin.
Quel foutu chemin ? Je ne comprends pas. Il nous est arrivés d’être sur la même longueur d’onde, mais là, tu racontes vraiment que des…
Écoute-moi bien ! Tu intériorises. Sans arrêt. Encore et encore. Cette violence, elle ne vient pas de moi. Elle était déjà présente avant que tu m’acceptes. Ton père est mort, tu détestes les riches. Je n’étais pas là. Ton amie est morte, tu en veux au monde entier. J’étais là, mais tu étais tellement plongé dans ta fantasie que tu ne me prêtais même pas attention. Un homme frappe sa femme, tu décides de lui donner une bonne leçon. Je suis là, mais je te laisse faire. Tout ça, c’est toi, Joakìm. Il n’y a pas de fumée sans feu. Je ne fais que te mettre sur le droit chemin. Celui que tu désires, mais sur lequel tu n’oses pas poser le pied. Arrête de lutter. Tu es l’animal que tu penses ne pas être. Accepte-le.
Et des jours durant, il continuera à analyser anxieusement, repasser en boucle, et retourner sans cesse ces paroles qui le prenaient à la gorge.
Sun-Ja se réveilla après une longue nuit agitée par des cauchemars incessants. Elle fixa le plafond de la chambre qu’elle ne reconnaissait pas comme étant la sienne. Il faisait sombre et la lumière du jour peinait à traverser les volets encore baissés. De la porte entrouverte, un air de musique s’aventurait jusqu’au lit depuis la pièce voisine, qu’elle imagina être le salon d’un appartement.
Elle ne souvenait pas de ce qu’il s’était passé la veille, à un détail près. Elle se revoyait discuter avec une femme rousse qui lui avait dit que tout irait bien et qu’elle et ses compagnons étaient là pour l’aider. Elle essaya de revenir aux évènements antérieurs, plus tôt dans la journée, mais fut confrontée à un trou de mémoire comme jamais elle n’en avait vécu.
Elle s’assit au bord du lit. L’éclairage s’alluma à ce moment-là, le détecteur de mouvements déclenché par la position prise par la jeune femme. Elle observa ensuite la pièce et remarqua que ses vêtements, fraichement lavés, étaient pliés et posés sur une chaise, accompagnés de ses accessoires pour cheveux ainsi que d’une paire de sous-vêtements qui ne lui appartenaient pas. Ces derniers étaient d’ailleurs trop aguicheurs à son goût. Plus loin, elle vit une autre porte grande ouverte derrière laquelle se dessinait une seconde pièce qui ressemblait fort à une salle de bain, pensait-elle. Se sentant poisseuse après cette nuit étrange, elle décida de s’y rendre avec ses affaires afin de se rafraichir. Une deuxième ampoule s’alluma sur son passage avant qu’elle ne ferme la porte.
Sun-Ja fit face au miroir et observa longuement son reflet. Ses joues creuses et sa silhouette fine étaient la conséquence d’une malnutrition qui durait depuis plusieurs mois. Sans s’en rendre compte, elle avait ravagé ces formes qu’elles avaient mis des années à accepter. Parfois, elle se détestait pour ça. Mais ce n’était pas pour autant qu’elle prenait soin d’y remédier, car elle n’en avait mentalement pas la force. D’autres soucis plus importants entravaient déjà son quotidien.
Elle retira machinalement ses sous-vêtements qu’elle posa non loin de sa pile d’habits propres. Puis en revenant vers le miroir, elle remarqua un hématome sous son sein gauche qui s’étalait sur plusieurs centimètres, ainsi que quelques autres petites tâches bleutées qui coloraient une partie de son bras. Elle tâta légèrement la plus large d’entre elles, ce qui lui tira une grimace de douleur. Aucun souvenir d’une chute récente ne pouvait expliquer la présence de ces derniers et cela commençait à l’inquiéter. Elle décida néanmoins de remettre les questions à plus tard et de s’occuper d’elle-même pour les minutes à suivre. Après s’être mise à la recherche d’une serviette de bain et d’un gant de toilette, qu’elle trouva à sa disposition sur un minuscule meuble, elle pénétra dans la cabine de douche et activa l’arrivée d’eau chaude. Un premier jet froid lui arracha un faible cri de surprise. L’eau se réchauffa néanmoins rapidement. Du coin de l’œil, elle remarqua une petite bouteille de gel douche posée près de la paroi. Elle décida d’en utiliser qu’une infime quantité, gênée par le fait d’emprunter un produit qui ne lui appartenait pas.
Elle s’occupa de ses longs cheveux après quelques minutes. Au moment du rinçage, des images des évènements de la veille apparurent dans un flash dans sa tête. Elle se vit propulsée au sol par un homme dont elle apercevait à peine le visage. Un autre, plus âgé, discutait avec elle, mais le sujet de leur conversation lui était totalement inconnu. Puis elle entendit sa propre voix dans un écho lointain. Des propos abjects crachés avec énormément de haine. Des mots durs à l’encontre de ses parents. Sonnée, elle s’adossa contre un des murs de la cabine. Puis elle fut submergée par le remords, qui la heurta tel un poids lourd. D’un seul coup, elle se souvenait de la raison de sa présence sur le toit d’un immeuble, accrochée au grillage, à contempler le vide. Abattue, elle s’écroula et se mise à pleurer, recroquevillée dans un coin. Elle se laissa aller aux larmes pendant plus d’un quart d’heure avant qu’une voix féminine se fasse entendre de l’autre côté de la porte de la salle de bain. Entre deux hoquets, elle reconnut l’intonation de la femme avec qui elle avait discuté la veille. Dans un eish impeccable, avec un accent espéranto qui lorgnait parfois sur le brit, elle répéta sa question :
— Est-ce que tout va bien, là-dedans ?
Sun-Ja releva la tête et chassa rapidement un filet de morve d’un revers de la main, en direction du siphon. Puis elle essaya de calmer ses sanglots. Elle lui répondit, le menton encore tremblant.
— J’ai dit des choses horribles…
— Je t’entends mal, Baek-san. Est-ce que je peux rentrer ?
Elle tendit la main pour fermer l’arrivée d’eau, puis se leva et quitta la cabine. Elle se sécha ensuite rapidement avec la serviette avant de faire de même avec ses cheveux, puis s’enveloppa dans le linge de bain. Elle se dirigea finalement vers la porte qu’elle ouvrit, après une courte hésitation. La grande femme rousse nommée Miĥaela attendait, les bras croisés, et un soupçon d’inquiétude sur le visage. Celle-ci se détendit néanmoins lorsque la jeune femme accepta de la laisser entrer. Elle referma la porte derrière elle et prit place contre l’évier. Elle dévisagea lentement Sun-Ja, qui avait énormément de mal à croiser son regard.
— Ça va ? lui demanda-t-elle finalement. Tes yeux sont tous rouges.
— Non, ce n’est rien.
— Vraiment ? Tu sais, si tu ne me dis pas…
— Pourquoi vos amis m’ont-ils empêché de sauter ?
— Ah, c’est de ça qu’il est question. (Son hôte marqua une pause.) Ils n’avaient aucune réelle raison de le faire. C’est juste ce que nous faisons. Aider les gens.
— Je ne comprends pas…
Miĥaela se redressa et alla chercher le tabouret posé dans un coin de la minuscule salle de bain. Elle l’installa devant le miroir avant de le tapoter, à l’intention de l’étudiante.
— Allez, hop, hop. Prends place. Je vais m’occuper de tes cheveux.
Sun-Ja agita lentement et poliment ses mains dans un signe de protestation, de refus, mais elle fut tout de même poussée vers l’assise par la vétérane qui réussit à lui faire accepter après quelques tentatives. Celle-ci attrapa une brosse parmi toute une panoplie d’instruments et autres soins du visage, et commença à coiffer les cheveux humides la jeune femme, d’un geste assuré et rassurant.
— Ça faisait longtemps, tiens.
— Quoi donc… ?
— Je m’occupais souvent de mes sœurs, comme ça, avant. C’est elles qui m’ont appris à parler eish. Mais c’était il y a quelques années, déjà. (Elle s’arrêta un court instant, le regard dans le vague. Puis elle reprit.) Est-ce que tu te rappelles d’autre chose, peut-être ? C’est normal d’avoir des trous de mémoire après ce genre d’épisode.
Sun-Ja se replongea lentement dans ses souvenirs flous. Elle se vit passer à travers une porte. Puis une sensation de vitesse lui provoqua un haut-le-cœur. Elle fut ensuite victime d’un mal de tête et décida de ne pas fouiller plus longtemps. C’était trop cryptique à son goût.
— Je faisais des choses étranges, je crois, avoua-t-elle alors, dans un murmure.
— C’est ce qui arrive parfois. Tu sais pourquoi ?
— Non, pas vraiment.
— D’accord. (Miĥaela reposa la brosse sur le bord de l’évier, puis elle regarda la jeune femme dans le miroir.) Ton flux a été aspiré complètement pendant que tu étais dans les vapes. Il y en avait beaucoup trop, c’est pour ça que tu étais dans cet état. Si tu te sens encore fatiguée aujourd’hui, c’est normal, aussi. Ça peut arriver.
Il y eut un silence. Puis de nouvelles larmes se retrouvèrent absorbées par la texture de la serviette. Entre deux reniflements, la vétérane reprit la parole.
— Je te l’ai déjà dit hier, mais si tu veux parler de tout ça, je suis là, d’accord ? N’hésite pas. Je suis peut-être pas la meilleure personne pour ça, mais… Il m’arrive d’être attentive, parfois.
— Peut-être… plus tard. Pas pour le moment.
— Je comprends. (Elle se saisit de nouveau de la brosse et continua.) Tu veux manger quelque chose ?
Comme répondant à une incantation, le ventre de Sun-Ja émit un long grognement. Elle n’avait rien avalé depuis plus de 24 heures et la faim commençait terriblement à se faire sentir. Timidement, elle hocha la tête plusieurs fois.
— Malheureusement, notre cuistot est absent, lui expliqua Miĥaela. Du coup, je te propose qu’on se rabatte sur un petit restaurant de rue ou quelque chose à commander en ligne. Qu’est-ce que tu en penses ?
— J’ai laissé ma carte de paiement chez moi…
— C’est pas un problème. Donc ?
— Je préférerais ne pas sortir, si ça ne vous dérange pas.
— Je vais commander quelque chose, alors. Des plats eishs, ça te va ?
Elle acquiesça de nouveau. La vétérane se leva et lui tendit la brosse, avec un large sourire.
— Tiens, je te laisse terminer. Prends ton temps. (Elle quitta la salle de bain, avant de revenir tout aussi vite.) Ah, au fait. Je t’ai prêté quelques sous-vêtements. Ils ne me vont plus depuis quelques années maintenant, donc je pense qu’ils devraient être à ta taille.
— C’est très gentil, merci. Mais… Vous portiez vraiment ces… ? C’est très… Ces motifs…
— Oh, oui. Ça rend les mecs tarés. Ils adorent ça.
Elle se vit rougir dans le miroir. Puis le rire de Miĥaela s’éloigna en direction de la chambre puis du salon. La jeune femme referma derechef la porte et laissa tomber la serviette au sol. Elle s’habilla rapidement, remarquant au passage que les sous-vêtements lui allaient bien, outre les quelques fioritures qui continuaient à lui donner des couleurs au visage.
De nouveau en place sur le tabouret, elle termina de sécher ses cheveux et s’attela à la préparation de sa coiffure habituelle.
Au moment de parfaire son chignon, les échos d’une voix mesquine lui murmurèrent des choses désagréables à l’oreille. Elle se retourna vivement, regarda derrière elle et au plafond, avant de reposer les yeux sur le miroir, soudainement en nage. Elle avait l’impression d’entendre sa propre voix, étouffée, mais la provenance lui était totalement inconnue. Et les propos détaillés et graphiques qu’elle tenait lui donnaient la nausée. Entre deux tirades moqueuses, elle lui indiqua à quel point il lui serait simple de mettre fin à ses jours à l’aide d’un coup sec de baguette à cheveux dans la carotide, ou encore, que d’une manière aisée, elle pourrait fracasser la glace face à elle avec l’un de ses poings et la serviette qui traînait à ses pieds dans le but de se trancher les veines du poignet avec un morceau de verre.
L’attention de Sun-Ja jongla entre ses accessoires et divers objets potentiellement dangereux, dont un rasoir jetable. Sa respiration était saccadée. Elle se sentait sur le point de faire un malaise quand une autre voix, beaucoup plus forte, la ramena à la réalité.
— Des nouilles sautées, avec du bœuf au caramel et des légumes, ça te va ?
Elle plaqua lourdement ses paumes sur ses joues et décida d’abandonner ce qu’elle était en train de faire afin de quitter la salle de bain au plus vite, laissant ses cheveux tomber en cascade dans son dos pour le reste de la journée. Elle lui répondit à l’affirmative et se rendit finalement dans le salon, encore secouée par ce qu’elle venait de vivre.