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Réveil difficile
C’est un jeudi soir comme un autre, excepté le cadavre dans une poubelle et Joakìm qui continue de vomir le contenu de son estomac à ses pieds. La ruelle lui semble encore plus étroite qu’auparavant, il veut être ailleurs et se dire que tout ceci n’est juste qu’un cauchemar.
— Ana… Pourquoi… ?
Quelqu’un l’avait égorgée. Son corps gît dans son propre sang. Elle est morte depuis plusieurs heures. Il comprend enfin pourquoi elle ne répondait plus à ses messages depuis tout ce temps. Il a envie de hurler, mais sa gorge brûle de trop.
À quelques mètres de là, le toxicomane qui lui avait proposé une dose quelques minutes plus tôt se rue vers la cabine téléphonique la plus proche.
— Quel merdier !
— Coupez-moi ces putains de gyrophares avant que des curieux se ramènent !
Joakìm tremble comme une feuille, protégé par une couverture de survie enroulée autour de lui. Les deux officiers l’observent, avant de s’avancer à nouveau vers la benne où se trouvait le corps d’Ana, quelques minutes avant leur arrivée.
— Il ne peut pas avoir fait ça lui-même. Regarde dans quel état il est.
— De nos jours, on ne peut plus rien savoir. Il a sûrement pété un câble, avant de redevenir sage. On vérifiera les enregistrements des caméras au poste, après avoir contrôlé le niveau de son flux.
— On l’embarque ? Comme ça ?
— On suit les procédures, tout simplement. C’était un appel anonyme et c’est le seul témoin sur la scène de crime. Donc ouais, on l’embarque.
Le premier l’aide à se relever et le tire jusqu’à l’un des véhicules. Il ne tente même pas de résister, il n’en a plus la force.
— Joakìm Trado, 22 ans, né le 12 mars 2070 dans le district 334…
Il finit par l’emmener dans une salle d’interrogatoire, seulement quelques heures après. Joakìm est encore sous le choc, mais l’un des officiers responsables de l’enquête a insisté pour le faire stresser, dans le but d’essayer de lui arracher des aveux. Il n’a pas envie de s’ennuyer à vérifier les caméras de la ruelle et le crie sur tous les toits. C’est un agent corrompu parmi tant d’autres. Il commence par énoncer son dossier et finit par le noyer sous une marée de questions.
— Laissez-moi rentrer chez moi, par pitié… !
— Dis-moi ce que tu foutais là-bas et je verrai à ce moment-là.
— Elle ne répondait plus à mes messages…
— Comment t’es arrivé sur place ?
— Son implant… Je l’ai géolocalisé, avec mon ordinateur…
— Putain, c’est pas vrai ! T’es rien de plus qu’un pauvre harceleur, hein ? Elle ne t’accepte pas, tu décides de lui trancher la gorge, c’est ça, n’est-ce pas ? Où est-ce que tu as caché l’arme ?
Long silence. Joakìm baisse les yeux et fixe ses pieds. L’autre perd patience et frappe du poing sur la table devant lui.
La porte de la salle d’interrogatoire s’ouvre dans un fracas, révélant une femme habillée d’une tenue réglementaire d’avocate. Elle s’assied auprès du jeune homme, sans attendre la permission. Puis d’un ton sec, elle s’adresse à l’officier.
— Je suis l’avocate de monsieur Trado. Vous pouvez arrêter ce cirque, je ne vous autoriserai pas à en faire plus. Vous outrepassez vos droits et violez ceux de mon client.
L’homme renifle bruyamment, puis se lève et quitte la pièce. Après quelques secondes de silence, la femme se tourne vers Joakìm, le regard rassurant et empli de promesses.
— Je m’appelle Penelopa Jùbn. N’ayez crainte, je vais régler cette affaire. Tout va bien se passer.
Joakìm fixe ses yeux sur elle, la tête posée contre la table. Le visage de l’avocate est enveloppé dans un voile de ténèbres et seuls les contours de son nez et son menton sont reconnaissables. Quelque chose ne va pas, il le sent. Il n’arrive plus à mouvoir son corps. Il est comme paralysé.
— Monsieur Trado ?
Il ne parvient plus à respirer et commence à manquer d’air.
Un halo de lumière l’aveugle soudainement.
Joakìm se réveilla en sursaut, se délivrant de l’étreinte suffocante de sa couette dans laquelle il s’était inconsciemment enroulé toute la nuit durant. Il était trempé de sueur et une migraine terrible lui vrillait les tempes et l’arrière du crâne. Sa bouche était pâteuse, de lointains relents de vomis resurgissaient au fil des secondes et ses narines lui faisaient mal. Paniqué, il tenta de se souvenir quand et comment il était rentré chez lui, et entre autres ce qui avait pu causer ce mal-être physique qui l’habitait. Il était encore habillé de ses vêtements d’extérieur, ce qui était tout aussi étrange.
Il se releva afin de s’asseoir sur le bord du matelas, puis réprima un gémissement de douleur. Le détecteur de mouvements installé dans sa chambre alluma le plafonnier, baignant progressivement la pièce dans une lumière bleutée tamisée, celle utilisée pour l’éveil, selon ce qu’il avait programmé. En regardant à ses pieds, il remarqua une bouteille en verre vide couchée sur le parquet, ainsi qu’une seconde non loin de l’encadrement de la porte. Il se rappela alors la cuite magistrale qu’il s’était infligé, avant de s’effondrer sur son lit. Puis un autre détail attira son attention : un petit sachet débarrassé de son contenu, posé bien en vue sur sa table de chevet. Quelques miettes de cachets de morphine se disputaient le peu d’espace qu’offrait le morceau de bioplastique.
— Oh, non…
Il se frotta le visage, avant d’ouvrir le tiroir du meuble et d’y jeter les preuves de sa soirée mouvementée. Puis il se leva maladroitement et s’éclaircit la gorge.
— ILDA, éclaire complètement l’appartement, s’il te plaît. Enroule tous les volets et aère ma chambre, par la même occasion.
Une voix robotique, provenant du plafond, lui répondit à l’affirmative. Après quelques secondes, il faisait déjà plus clair dans l’habitation. Joakìm quitta ensuite la pièce, afin de se rendre dans le salon.
Le séjour était sens dessus dessous : la table était renversée sur le côté, les chaises éparpillées aux quatre coins de l’espace de vie, et de nombreuses affaires qui trouvaient normalement leur place dans des meubles traînaient sur le carrelage. Il en conclut qu’il s’était sûrement énervé après avoir descendu la première bouteille, juste avant d’attaquer la seconde. Il ne se reconnaissait pas dans tout ce désordre. D’ordinaire, il ne buvait que très peu, lors de quelques rares occasions. Comment avait-il pu se résoudre à se laisser aller à ce point-là ?
— Avez-vous passé une bonne nuit, Joakìm ? lui demanda la voix synthétique qui appartenait à l’intelligence artificielle de l’appartement.
— Je ne sais pas vraiment, pour tout te dire. (Il marqua une courte pause.) Quelle heure est-il ?
— Douze heures et treize minutes.
— Sérieusement ? C’est moi qui ai saccagé le salon, au fait ?
— Affirmatif.
— D’accord. Merde…
Il fit quelques pas à travers le désordre qui jonchait la pièce. Après avoir ramassé différents objets, il prit la décision de remettre ça à plus tard. Il récupéra des affaires propres dans l’armoire de sa chambre, avant de se rendre à la salle de bain. Il manqua de trébucher à cause d’une chaise en chemin.
Le miroir lui renvoyait une image qui le mettait mal à l’aise : un teint blanchâtre, d’énormes cernes, les yeux injectés de sang… Il avait l’impression d’avoir vieilli de cinq ans, si ce n’était pas plus. D’un geste hésitant, il passa sa main devant le détecteur infrarouge du robinet et de l’eau se mit à couler dans la vasque. Puis il tapota à plusieurs reprises sur le miroir, ce qui fit apparaître une interface tactile fournissant diverses informations sur la météo et les actualités de la veille. Il balaya le tout d’un mouvement du bras et le contenu fut transporté dans la cabine de douche, sur un second écran incrusté dans le carrelage mural bleu ciel qui tapissait l’habitacle. Il se passa ensuite de l’eau sur le visage, avant de se déshabiller et de pénétrer dans la cabine. Le pommeau s’activa instantanément.
Encore une fois, les gros titres étaient quelconques et se ressemblaient de semaine en semaine. Une certaine mégacorporation voyait derechef ses actions augmenter en flèche, tandis qu’une autre chutait dans le classement. Joakìm s’en fichait, tout comme ses voisins et très probablement l’ensemble du quartier. Un scientifique des districts moyens d’Afridi avait mis au point un nouveau vaccin contre une maladie infantile, ce qui était une très bonne nouvelle ; ne restait qu’à déterminer à quel prix indécent SanoKorp et différentes entreprises pharmaceutiques allaient le revendre à la masse, une fois qu’il serait commercialisé. On détaillait brièvement et sans passion les circonstances d’un double homicide dans la catégorie des faits divers. Les météorologistes de Britania annonçaient un temps doux et quelques possibles chutes de neige en fin de journée, ce qui correspondait parfaitement à la période de l’année. Pour ce qui était du sport…
Entre deux coups d’éponge, les yeux de Joakìm se posèrent sur la date du jour. La panique s’empara de lui, et ce, malgré les effets persistants de la morphine.
— ILDA, le logiciel déconne ! La date n’est pas correcte !
— J’établis une correspondance. (L’attente fut aussi courte qu’un battement de cœur.) Il n’y a aucune erreur, tout est parfaitement synchronisé à l’horloge mondiale et au calendrier de Temera. Que se passe-t-il, Joakìm ?
— Non, c’est pas possible ! Je me souviens qu’hier encore, nous étions le 7 février. Qu’est-ce que tu racontes, hein ? Je crois que tu bugges, toi aussi. Je vais devoir regarder ça tout à l’heure.
— Je peux lancer une vérification de mon programme et de ma base de données, si cela peut vous rassurer. Mais, Joakìm, je ne pense pas que le problème soit là. Voulez-vous que j’appelle l’un de vos proches, peut-être ? Votre mère, si vous le désirez. J’ai sauvegardé plusieurs messages vocaux que vous avez refusé d’écouter dernièrement, par ailleurs. Certains datent d’il y a quelques mois déjà. Peut-être que…
Le jeune homme se laissa glisser le long de la paroi et s’écroula au sol, avant de se recroqueviller sur lui-même.
— Non, pas ma mère. Appelle Ana, s’il te plaît.
Sa demande fut accueillie par un silence de marbre. Il renifla puis réitéra.
— ILDA, appelle Ana.
— Erreur. L’opérateur m’indique que le numéro rattaché à son implant n’est plus attribué. Voulez-vous que j’essaye celui de son domicile ?
— Non. Charge sa page MyDays sur l’écran secondaire de la salle de bain. Je vais lui envoyer un message.
Les informations cédèrent leur place au design épuré d’un réseau social, second en terme de popularité d’après un sondage réalisé aux quatre coins de Temera l’année précédente. La page affichait une photo de profil en noir et blanc où la demoiselle s’y montrait souriante, assise sous un arbre en fleur qui prenait racine dans le Parc Floral du district 320 ; Joakìm reconnaissait parfaitement l’endroit, il tenait ce jour-là l’appareil qui avait immortalisé ce moment. Des informations diverses et variées comme son âge, ses centres d’intérêt ou encore son adresse apparaissaient dans un encadré, sous cette image. Conjointement, un flux d’activités remplissait le reste de l’espace dans un ordre antéchronologique. Les notifications les plus récentes dataient du mois de février.
Joakìm fixa la page pendant un long moment. D’un geste hésitant, il appuya sur l’onglet listant les messages dans lesquels Ana était mentionnée, écrits par les personnes qui figuraient dans son répertoire d’amis.
Ce n’était plus un espace de discussion, mais un rassemblement de condoléances, d’hommages et d’expressions de tristesse. Certains éprouvaient des regrets concernant la disparition soudaine de la jeune femme, tandis que d’autres se rappelaient et partageaient des moments qu’ils avaient passé en sa compagnie. Une minorité pointait du doigt l’inaction totale de l’IMS face à cet acte barbare.
Des images de ses derniers cauchemars refirent surface. Son esprit embrumé tissa rapidement des liens logiques et il comprit alors pourquoi il avait autant bu, mais aussi rechuté dans ses travers, cédé face à la tentation de la morphine, pour la première fois depuis bien longtemps.
— Non. NON !
Il frappa le carrelage de ses poings, encore et encore, à s’en faire saigner les phalanges. De longs sanglots incontrôlables lui déchiraient le thorax, tandis que de l’eau rougeâtre s’échappait par le siphon de la douche. Dans son tourment éphémère, il y perdit la notion du temps. Peut-être y avait-il passé des secondes, voire des minutes. Il ne s’en souviendrait pas.
La sonnerie de l’interphone résonna depuis la porte d’entrée, ce qui le ramena momentanément à la réalité. Il se moucha d’un revers du poignet, puis coupa l’arrivée d’eau. Il ordonna à son IA de transférer l’image de la caméra sur l’écran de la salle de bain. Deux hommes se tenaient au pied de l’immeuble, l’un visiblement plus âgé que l’autre, tous les deux habillés d’une tenue complètement noire. Il ne les reconnaissait pas.
D’une voix presque éteinte, il s’adressa à ILDA.
— Qui sont ces types… ?
— Lancement d’une comparaison faciale. Après analyse de la vidéosurveillance de l’appartement, je peux vous confirmer que l’une de ces personnes est celle qui vous a raccompagné jusqu’à votre lit, hier soir. Le jeune homme avec la queue de cheval, pour être plus précis.
— Quoi ? Comment ça ?
Il ne se souvenait pas de ce qu’il avait fait la veille. Ni pourquoi un parfait inconnu l’avait ramené chez lui.
Il quitta la cabine et partit à la recherche d’une serviette de bain, ainsi qu’un rouleau de bandages, du désinfectant et de l’adhésif dans l’armoire à pharmacie. Il passa la première autour de sa taille et se dirigea vers la porte d’entrée de l’appartement. De son index, il appuya sur le bouton de l’interphone. Distraitement, il commença à panser sa main, se concentrant plus sur l’image des deux hommes qui attendaient patiemment au pied de l’immeuble. Lentement, il regagna son calme.
— Oui ?
— Joakìm, c’est Tadeo. Le gars d’hier. Je viens aux nouvelles.
— Désolé, je ne pense pas que…
La curiosité le coupa dans son élan. Il n’avait pas forcément envie qu’on le dérange, compte tenu du contexte, mais il voulait tout autant comprendre ce qu’il s’était déroulé la nuit passée. Il s’autorisa donc à faire quelque chose qu’il ne lui traverserait normalement pas l’esprit : accueillir des complets étrangers dans sa demeure et leur accorder le bénéfice du doute. Mais avant ça, il devait avant tout s’occuper de la tempête qui avait ravagé son salon ; et par la même occasion, enfiler des vêtements.
— Je vous ouvre. Par contre, si vous pouviez patienter cinq minutes dans le couloir, j’ai quelque chose à régler d’abord.
— Ouais, bien sûr.
Il leur autorisa l’accès à l’immeuble, avant de retourner à la salle de bain. Après s’être habillé, il se dépêcha de remettre en place les différents meubles installés dans la pièce, ainsi que les papiers et autres objets qui couvraient le parquet. Après quelques instants, le séjour semblait en état d’accueillir des invités. Joakìm décida donc de se rendre jusqu’à la porte d’entrée et de l’ouvrir, afin de jeter un œil.
Les deux hommes étaient adossés contre un mur, attendant que l’on vienne les chercher. Le premier, métis aux origines afridiennes prononcées, avait des cheveux bruns coiffés en queue de cheval. Une vilaine cicatrice barrait sa joue droite. De taille moyenne, il semblait d’une dizaine d’années plus jeune que le second. L’autre, qui lisait les Enseignements, format poche, couverture simili-cuir et titre en lettres cursives dorées, était un peu plus grand. Les traits de son visage indiquaient que son passage à la trentaine était déjà bien loin derrière lui. Ses cheveux noirs plaqués en arrière lui donnaient un air intimidant. Un implant était visible au niveau d’une de ses tempes.
Un sac en plastique était posé à leurs pieds, des boîtes en carton rangées dedans. Une odeur de pizza flottait dans le couloir.
— T’as mauvaise mine, Joakìm, lui fit remarquer le premier. Et qu’est-ce que tu t’es fait à la main ?
— C’est rien. Je suis tombé…
— Grosse gueule de bois ? le questionna le deuxième, levant les yeux de son livre pendant un court instant.
— J’ai l’impression qu’on est censés se connaître, tous les trois. C’est le cas ?
Le balafré afficha sourire mi-figue mi-raisin.
— Tu ne te souviens pas ?
— D’hier soir ? Non, désolé. Je dois avoir un trou de mémoire, je ne sais pas. (Il marqua une pause, le temps d’une réflexion.) Euh… nous avons bu ensemble, peut-être ?
— Si seulement ! Ça aurait été plus simple.
Il s’éclaircit la gorge, avant de reprendre. Au passage, il tendit sa main vers Joakìm.
— Ce n’est pas bien important, au final. Recommençons. Moi, c’est Tadeo. Et le gars qui est en train de lire, c’est Zmitro.
Joakìm hésita quelques secondes, avant de lui serrer la main. Son estomac émit au même moment un gargouillis, qu’il eut du mal à cacher. Tadeo se mit à rire, tandis que Zmitro se penchait pour ramasser le sac plastique.
— Discutons à l’intérieur. Je t’expliquerai ce qu’il s’est passé hier.
Joakìm fixait intensément le plafond depuis plus d’une minute. Le récit de Tadeo ne l’avait pas laissé de marbre et il semblait vivre une sorte de crise existentielle passagère. Maintenant qu’il était à tête reposée, il pouvait finalement repenser à ces derniers mois. Et c’était là que le vrai problème se posait : il n’y avait rien. Que du vide. C’était comme s’il avait dormi pendant tout ce temps. Qu’il s’était imposé un sommeil profond, depuis le décès d’Ana. Sauf que la vérité était apparemment tout autre.
— Joakìm ?
La voix de Tadeo le ramena à la réalité. Il fixa son regard sur ses deux invités, installés confortablement dans son canapé. Il se racla la gorge.
— Ouais ?
— Tout va bien ?
— Je ne sais pas. C’est un peu difficile à digérer, toute cette histoire. Je me demande sérieusement si vous n’êtes pas en train de me raconter des conneries. Mais… D’un autre côté, j’ai totalement perdu la mémoire de ces neuf derniers mois. Il faut croire que j’ai complètement déraillé, durant tout ce temps.
Il se saisit d’une petite bouteille d’eau à moitié entamée, posée sur la table basse du salon. Puis il en but plusieurs gorgées, la vidant entièrement. Il la compacta, avant de remettre l’amas de bioplastique là où il l’avait trouvé.
— J’aurai créé une deuxième Ana qui m’aurait tenu compagnie pendant six mois, c’est ça que vous êtes en train de m’expliquer ? Et j’aurai vécu en boucle la dernière soirée que j’ai passée avec elle ?
— C’est ce que nous croyons, oui, lui répondit Zmitro.
— Comment ?
— Grâce à ton flux, tout simplement. Par la pensée, très certainement.
Joakìm lâcha un long soupir désabusé. La perte de mémoire, ça ne lui paraissait pas impossible. Mais s’improviser magicien ? C’était une autre histoire, digne des romans fantastiques qu’il possédait, trônant fièrement dans la bibliothèque prévue à cet effet.
Zmitro sortit une cigarette électronique de sa poche, avant de l’agiter sous ses yeux. Il lui donna la permission d’un signe de la tête ; il s’en fichait royalement. Il n’était pas fumeur, mais ce n’était pas un peu de vapeur parfumée à la vanille ou la fraise qui risquait de lui piquer les narines, se disait-il.
Et tandis que son comparse s’amusait à faire des ronds avec la fumée qu’il recrachait, Tadeo réussit l’exploit de faire flotter une des cartons de pizza vide dans la direction de Joakìm, tel un prestidigitateur. Le jeune homme le regarda faire, médusé, alors que ses doutes commençaient à se dissiper un à un et que d’autres questions prenaient racine dans un coin de sa tête. Il n’avait jamais entendu parler d’un implant ou encore même d’une prothèse cybernétique capable de faire ça. C’était forcément autre chose. Une énigme de plus dans un monde déjà bien étrange et compliqué.
— Qu’est-ce que tu en penses ? lui demanda le psychique.
— C’est incroyable. Qu’est-ce que c’est, comment ça fonctionne ?
— Ça s’appelle de la télékinésie. Et personne ne sait comment c’est possible. Ça existe, tout simplement.
— Le flux ne rend pas seulement fou, il fait aussi émerger des pouvoirs, expliqua laconiquement Zmitro. J’ai développé un sixième sens, pour ma part. Très utile. Et toi, tu peux apparemment créer des choses.
Joakìm se mit à rire nerveusement. Il n’était pas rassuré par l’exposé du fumeur.
— Si c’était vrai, pourquoi personne n’est au courant ? Cela fait des années que les machines à flux existent, personne ne vole dans les rues ou ne balance de boules de feu. C’est du délire, votre histoire. Et puis… vous n’avez pas l’air d’être instables. Ça ne colle pas !
Zmitro se tourna en direction de la télévision de Joakìm. Puis sans demander sa permission, il connecta son implant à cette dernière. L’écran s’alluma tout seul, détectant une source externe. Puis, après quelques secondes, une vidéo remplaça le fond noir.
Une femme, qui portait la même tenue qu’eux, y combattait un homme consumé par les flammes. Il ne semblait pas souffrir et les traits de son visage en disaient long sur sa santé mentale. Après une esquive, la femme décocha un crochet du droit à l’homme avec une puissance qu’elle aurait dérobé à un dieu : il passa au travers d’un mur, dans un boucan terrifiant.
Zmitro mit la vidéo en pause à ce point précis de l’action et fit de nouveau face à Joakìm qui était bouche bée, impressionné par ce qu’il venait de regarder.
— Il ne balançait pas de boules de feu, mais c’était presque pareil.
— C’est complètement fou, putain ! C’est récurrent, ça ?
— Non, bien heureusement. Ils arrivent à chopper ces gars-là bien avant qu’ils ne pètent un câble, ne développent des pouvoirs, en comparant les données des postes de contrôle. Mais parfois, ça ne suffit pas. Certains s’enferment chez eux et ça se termine de cette façon.
— Et pour quelle raison sommes-nous différents de ces personnes-là ? Notre flux ne fonctionne pas de la même manière, je suppose. Mais pourquoi ?
Zmitro tapota lentement et à plusieurs reprises son front, à l’aide de son index.
— Ce n’est qu’une théorie basée sur des concordances. Sûrement une simple coïncidence, si tu veux mon avis. (Il expira longuement.) Les névroses. Et les expériences traumatisantes. Ça endurcit, mentalement parlant. Du moins, en ce qui nous concerne. Mais qu’est-ce qu’il s’est réellement passé, dans ton cas ? Il y a ce sentiment de différence, qui fait que tu ne te sens pas à ta place dans ce monde, ou cette impression de danger permanent qui t’empêche de prendre des décisions et même parfois de vivre comme tu le souhaiterais. Cette énorme partie de toi que tu détestes, mais dont tu n’arrives pas à te défaire. Et malgré tout, tu continues de t’accrocher en espérant que ça aille mieux un jour. Tu comprends ce que je veux dire, n’est-ce pas ? Ça t’a transformé, au fil des années. Et ce que tu as vécu dernièrement l’a sûrement amplifié. Même si tu t’en souviens pas.
Joakìm détourna son regard, un sentiment d’insécurité l’envahissant. Il n’aimait pas discuter de ses problèmes. Et ses expériences personnelles par rapport à ça l’avaient renforcé dans son idée que d’en parler à d’autres personnes, même des membres de sa famille, n’était pas une bonne chose. Ana ne l’avait jamais jugé, ni essayé d’esquiver la question, mais c’était bien la seule exception.
Des pensées intrusives — fruit de son anxiété chronique qu’il comparait très souvent à un esprit malin omniprésent dont l’unique rôle était de lui compliquer la vie — commencèrent à flotter dans son crâne, après quelques secondes de silence. Il se força à ne pas les écouter, en espérant que ces dernières finiraient par disparaître très vite.
Zmitro afficha un sourire triste, en réponse au mutisme de Joakìm. Il s’éclaircit la gorge, dans le but d’attirer l’attention du jeune homme.
— J’ai eu un accident, il y a fort longtemps, quand j’étais plus jeune. À cause d’une couronne matricielle. Les premières versions, pas très sécurisées… Ça m’a cramé une petite partie du cerveau. À cause de ça, j’ai développé des symptômes qui s’apparentent à une forme de schizophrénie. Depuis, j’ai un traitement, mais ça m’arrive tout de même d’avoir des hallucinations, auditives et visuelles. Il m’arrive aussi de ne pas prendre mes médocs parfois, parce que… (Il fixa un coin de la pièce, à ce moment-là, comme s’il se concentrait sur quelque chose.) Je sais ce que c’est de se sentir différent, Joakìm. On s’inflige déjà assez de mal comme ça, dans notre bulle, mais on doit aussi subir le jugement des autres. Ou devenir complètement parano, à force de trop y réfléchir. J’ai abandonné tout ça il y a peu. J’ai réussi à m’en sortir, dans un sens. Mais ça m’a pris du temps. Beaucoup trop, même. Et ne parlons même pas des conneries que je fais encore aujourd’hui, c’est déprimant.
Les mots de Zmitro résonnaient chez Joakìm. Il se reconnaissait là-dedans, à un tel point qu’il se retrouvait incapable de dire quoi que ce soit.
— On aimerait t’aider à coincer l’assassin d’Ana, lui annonça finalement Tadeo.
— Hein ?
— Notre groupe a pour ambition d’épauler les gens qui en ont besoin, rajouta Zmitro. Tu es revenu à la réalité grâce à Tadeo, mais personnellement, je pense que tu mérites plus. De rendre justice à Ana, de savoir ce qu’il lui est arrivé. Il faut attraper la personne qui a fait ça avant qu’il ou elle ne recommence. Faire la bonne chose, quitte à nous en charger nous-mêmes.
— Il vaut mieux qu’on te prévienne tout de suite, néanmoins, reprit l’autre. Le meurtre a été classé sans suite depuis plusieurs mois, quelques semaines seulement après le début de l’enquête. J’ai fait quelques recherches de mon côté et en y repensant, j’ai remarqué des incohérences. Ils ont conclu au suicide, mais ça ne tient pas. Ça ne va pas être une mince affaire. Nous aimerions que tu prennes quand même le temps d’y réfléchir, d’accord ?
Joakìm regarda à tour de rôle Tadeo et Zmitro, avant de fixer de nouveau le plafond. Il n’avait pas une fois songé à cette éventualité. Il se savait incapable de faire ça, du moins tout seul. Ce que lui proposaient ces deux hommes changeait tout. Et dans un sens, ils avaient raison : l’assassin d’Ana courait toujours. Il avait donc encore la possibilité de tuer quelqu’un d’autre. De plus, les forces de l’ordre ne semblaient pas avoir établi la moindre piste sur cette affaire durant les neuf derniers mois, selon eux.
Il s’assit en tailleur dans son fauteuil. Son regard paraissait un peu moins sombre, désormais. Quelque chose s’était rallumé en lui. Avoir un but, ça l’aiderait peut-être à enfin tourner la page. Ou tout du moins, à aller mieux. Après quelques secondes d’hésitation, il se lança.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
Le métro à très grande vitesse fusait à travers les tunnels souterrains du mégadistrict numéro 3 d’Europo, ou Europo-3 comme l’appelaient la plupart de ses habitants. Joakìm, Tadeo et Zmitro étaient assis à l’arrière de l’avant-dernier wagon, à l’abri des oreilles un peu trop curieuses. C’était une heure de pointe et l’engin circulait sur l’axe majeur faisant la séparation entre les districts des castes moyennes et pauvres. Il s’y mélangeait différentes couleurs de peau, tranches d’âges, ainsi que des cultures venues de tous les horizons. La seule chose qui rassemblait toutes ces personnes était l’espéranto, la langue officielle de la nation.
Joakìm regardait ses pieds, les bras croisés. Il n’aimait pas vraiment le métro, à cause de la foule, mais aussi par peur de rester bloqué dans un tunnel, si jamais ce dernier tombait en panne. Depuis la création de la toute première ligne, presque deux siècles auparavant, cela n’était arrivé que quelques fois. Mais dans la théorie, le risque zéro n’existait pas et ça l’angoissait énormément.
Comme tout chose, d’ailleurs. N’est-ce pas ?
Est-ce que ce mec m’a regardé bizarrement ? J’ai quelque chose sur la tronche, c’est ça ? Non, non. C’est lui qui…
C’est quoi ce tremblement ? Oh, bordel. On va dérailler !
Et cette satanée gueule de bois, pire qu’un drone de publicité qui me collerait au derrière.
Putain, je recommence ! Pense à autre chose, fais le vide.
Dans le but de trouver une distraction, il releva la tête. Ses yeux se posèrent dans un premier temps sur une carte du métro, holographique 3D jaune et interactive, faisant la séparation entre sa banquette et la porte de sortie la plus proche. Le megadistrict, comme tous les autres, prenait la forme d’une spirale. En son centre se trouvaient les districts les plus aisés, et plus l’on s’éloignait, plus le niveau de vie s’approchait d’une moyenne, avant de complètement chuter pour les districts les plus pauvres. Des centaines de lignes se disputaient en long et en large le territoire d’Europo-3 qui s’étendait sur plus de 5000km². Le petit groupe empruntait la ligne 132, qui était naturellement mise en avant par la projection du plan.
Il s’intéressa ensuite à la conversation en cours entre Zmitro et Tadeo. Ils discutaient d’une des missions à laquelle le premier avait participé avec leur coéquipière, une certaine Miĥaela qu’il n’avait pas encore rencontrée. La manière dont ils parlaient des faits lui rappelait un peu ces vieilles bandes dessinées que son père lui avait ramenées lors de ses excursions professionnelles à Britania, la grande nation de l’ouest. Écrites dans une langue qu’il ne comprenait pas à cause de son jeune âge, cela ne l’avait jamais empêché d’apprécier l’histoire, notamment grâce aux dessins. Des héros costumés possédaient des superpouvoirs et combattaient les forces du mal afin d’aider les plus démunis ou de sauver l’univers dans son intégralité. Il se fendit d’une moue mélancolique lorsqu’il repensa à cette époque non si lointaine. Sa vie était beaucoup moins compliquée, alors. Il s’imagina l’espace d’un instant avoir la capacité de contrôler le temps, de pouvoir retourner en arrière et remodeler son existence pour ne pas être la loque qu’il pensait être, en tant qu’adulte. Il se demanda aussi à quel point sa plus jeune version de lui serait attristée de le voir dans cet état.
Zmitro le tira de ses pensées, en prononçant plusieurs fois son prénom. Il se passa les mains sur le visage, avant de prendre la parole.
— Euh, ouais ?
— T’es tout blanc, petit gars.
— Ce n’est rien, j’ai juste du mal avec la foule et le métro. Ce n’est pas ma tasse de thé.
— Je vois. Pas évident, hein ?
Zmitro se leva, avant de s’asseoir à nouveau, mais cette fois-ci à côté de lui. Il lui asséna une tape amicale à l’épaule, en guise de soutien moral. Joakìm se força à sourire.
— J’aimerais discuter un peu de ton pouvoir, si ça ne te dérange pas.
— Comment ? Je ne pensais même pas être capable de faire quoi que ce soit, une heure auparavant…
— Commençons par quelque chose de simple. Est-ce que tu te souviens de quoi que ce soit, par rapport à la présence physique de ton amie ? Une notion de création, peut-être ? Comment tu t’y es pris, par exemple.
Joakìm se passa une main dans les cheveux et lâcha un long soupir. C’était une sacrée question que lui posait Zmitro. Sa mémoire du début des évènements de ces huit interminables mois était comme un puzzle auquel il manquait plus de trois quarts des pièces. Plus il essayait d’assembler les morceaux, moins cela ressemblait à quelque chose de concret. Il n’arrivait à dessiner que le contour. Il se força tout de même, allant jusqu’à fermer les yeux.
Le temps sembla se figer l’espace d’un instant et le brouhaha des usagers du métro se transformait petit à petit en un lointain bourdonnement, alors qu’il puisait dans sa concentration pour se focaliser sur cette tâche. Puis, après quelques secondes, il sentit un profond malaise l’envahir. Ce qu’il avait voulu à ce moment-là, ce qu’il désirait encore, était en fait assez clair. Une larme se forma au coin de son œil. Il la chassa assez vite, d’un revers de la main. Il prononça un juron, tandis que Zmitro le regardait, sans commenter.
— C’était comme un souhait. J’avais juste envie de la revoir une dernière fois. Rien que ça…
— Je vois. Tu avais besoin de quelque chose, tu l’as obtenu. Je pense comprendre. Mais c’était crevant, non ? On parle d’une personne, après tout, pas d’un livre ou d’une télécommande.
— Sûrement. Je ne me souviens plus vraiment du reste.
Zmitro le fixa en se grattant le menton.
— Tu ne pourrais pas juste… faire apparaître quelque chose comme ça ? lui demanda-t-il, en claquant de doigts, afin d’appuyer son exemple. Quelque chose de simple, pour commencer.
— Une balle antistress ? proposa Joakìm, lassement.
— Eh bien, oui, pourquoi pas. Essaye ça.
Joakìm examina sa main droite, l’ouvrant et la refermant plusieurs fois, visiblement perplexe par sa propre tentative de faire quelque chose qui lui paraissait encore anormal. Il tâcha d’imaginer pendant quelques secondes la forme de l’objet, ainsi que la couleur. Après un long moment de solitude, il haussa les épaules et marmonna un juron.
Une voix robotique annonça l’arrivée imminente du métro à l’arrêt auquel le petit groupe devait quitter le wagon. Zmitro se leva, suivi par Tadeo. Joakìm les rejoignit assez vite, tandis que les portes s’ouvraient. Ils descendirent en silence et se dirigèrent vers les escalateurs qui menaient à la surface. Une arche lumineuse en haut des marches affichait « district 351 ». Ce dernier était très différent de celui où le jeune homme avait l’habitude de vivre : les rues n’étaient pas entretenues convenablement, de nombreux prospectus virevoltaient ici et là, les bâtiments arboraient des teintes beaucoup plus foncées… Il n’avait jamais vraiment su ce que c’était de séjourner à la frontière des districts pauvres, mais à cet instant précis, il arrivait à se faire une idée assez claire de ce que cela représentait.
Zmitro conduisit le petit groupe vers une habitation, un immeuble d’une vingtaine d’étages. Les portes coulissantes qui faisaient office d’entrée refusaient de se rabattre, le système électronique censé s’en charger semblait hors service. Le plafonnier qui éclairait les marches menant aux appartements n’était pas en meilleur état, clignotant de temps à autre. Ils empruntèrent les escaliers et montèrent deux niveaux, avant de se diriger vers une porte qui n’indiquait aucun numéro, contrairement aux autres. Tadeo inscrit une série de chiffres sur le digicode vétuste encastré dans le mur. Ce dernier leur autorisa l’accès dans un bip grinçant. Le fumeur entra en premier et invita le jeune homme à le suivre.
C’était une base assez typique, plutôt petite, qui devait quelques années auparavant être un simple appartement pouvant loger deux personnes tout au plus. Deux unités centrales et cinq écrans formaient un coin informatique au fond de la pièce principale, refusant tout élément holographique et laissant place à du tout tactile. Joakìm reconnut aussi l’ensemble du matériel nécessaire pour se connecter à la matrice, ainsi que de multiples pièces de rechange utiles à l’entretien des ordinateurs. De nombreux dossiers trainaient sur une table en bois, non loin d’un tableau qui affichait une dizaine de photos et des noms, certains reliés par des fils de couleur. Un canapé trônait en plein milieu de la salle, face à une télévision posée sur un meuble fait de verre et de métal. Aucune lumière ne filtrait à l’intérieur de l’appartement, tous les volets étaient fermés. Une porte menait à une seconde pièce, plus petite que la première. De là où ils se tenaient, il était possible d’y voir un lit. C’était sûrement une chambre.
— Bienvenue chez nous, dit Zmitro, avant d’indiquer à Joakìm une des chaises posées devant les ordinateurs.
— C’est petit pour trois personnes…
— J’ai mon propre appartement, expliqua Tadeo. Je passe mes journées ici et mes nuits chez moi.
Joakìm s’installa sur le siège, avant de jeter un œil aux écrans. Ce n’était pas du matériel dernier cri, mais cela semblait faire l’affaire. Zmitro et son groupe avaient accès à des images de caméras de surveillance, qui s’affichaient sur deux écrans, tandis que les trois autres servaient à une utilisation un peu plus classique : programmation, web, classification et analyse de données, etc.
Un des écrans attira réellement son attention. Un logiciel qui mettait en avant une sorte de base de données, se présentant sous la forme d’un hexagone dont chaque arête se retrouvait remplacée par un cercle de couleur. Curieux d’en savoir plus, il fit signe à Tadeo, qui vint s’installer à côté de lui.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ah, ça. Zmitro et moi, on essaye de créer une base de données interactive. Les pouvoirs que l’on connaît aujourd’hui, ceux qu’utilisent les gens infectés par leur flux, tous sont enregistrés là-dedans. Le mien, celui de Zmitro… Et peut-être même le tien, si tu arrives à comprendre comment il fonctionne.
— Et les couleurs, elles correspondent à quoi ?
— Tu n’as peut-être pas fait attention tout à l’heure, mais quand quelqu’un se sert de son flux, ses yeux changent de couleur. Les miens deviennent violets. Plutôt cool, hein ?
Comme pour appuyer son exemple, il fit planer dans sa direction un des coussins qui reposaient à l’origine sur le canapé. Ce dernier parcourut lentement la pièce avant de retomber telle une plume à l’endroit même où on l’avait enlevé. Et Tadeo n’avait pas menti. Ses iris étaient comme deux améthystes brillant de mille feux. Joakìm ne pouvait détourner ses yeux tant il était subjugué, malgré sa difficulté à croiser le regard avec d’autres.
— Je pense que le plus simple, c’est de voir ça comme des catégories. De ces capacités, certaines ont des points communs, des usages identiques. Elles se rassemblent sous une même bannière. Et pour le moment, on en connaît six : rouge, vert, bleu, jaune, violet et orange.
— Vous avez prévu d’envoyer tout ça à des scientifiques ? Au gouvernement, peut-être ?
— Eh bien…
— Joakìm, l’interpella Zmitro. Il faut que je te parle de quelque chose.
— Vous en faites un sacré boucan, les garçons, les interrompit une voix féminine en provenance de l’autre pièce.
Une femme pénétra dans le salon, vêtue d’un simple t-shirt beaucoup trop grand pour elle qui lui tombait jusqu’aux rotules. Ses longs cheveux roux étaient encore mouillés, elle les séchait avec une serviette. Les trois hommes se tournèrent vers elle, à peu près au même moment. Zmitro toussota, un brin agacé, tandis que Joakìm se contenta de fixer le sol, les joues empourprées. Tadeo la salua, en agitant sa main en l’air.
— Miĥaela, enfile quelque chose, enfin ! s’exclama Zmitro, dans une tentative de faire barrage de son corps entre elle et les autres.
— Pardon, désolée !
Elle émit un petit rire, se pencha à droite et jeta un œil par-dessus l’épaule de son compagnon dans la direction de Joakìm. Puis elle retourna assez vite dans la pièce voisine, avant de revenir deux minutes plus tard, habillée d’un simple jean et un sweat-shirt gris. Elle s’approcha finalement du jeune homme et lui tendit sa main. Il lui rendit son geste de politesse, après quelques secondes d’hésitation. Il remarqua à ce moment-là une plaque d’identification militaire rattachée à une chaîne qui pendait au cou de la femme. Il trouvait ça curieux, étant donné ce qu’il savait sur l’armée et l’espérance de vie des soldats, mais il décida de ne pas commenter à ce propos.
— Salut ! Je me présente : Miĥaela, la brute épaisse du groupe. Et top-modèle à temps partiel, aussi.
— Ne la prends pas trop au sérieux, elle raconte parfois de sacrées conneries, lui expliqua Tadeo, tout sourire.
— Enchanté. (Il se souvint à ce moment-là du criminel consumé par les flammes.) J’ai vu la vidéo où vous passiez un gars à travers un mur… C’était impressionnant.
— Bah, c’était pas grand-chose, vraiment. Et tu peux me tutoyer. Les manières, c’est pas trop mon truc.
Zmitro se dirigea vers le tableau, pendant ce temps-là, avant de se racler la gorge, afin d’obtenir l’attention de tout le monde. Puis il le retourna, dans le but de dévoiler un côté complètement vierge. Il se saisit d’un marqueur noir, puis inscrivit « Ana » en plein milieu de la surface plane. Puis il reposa le stylo-feutre sur un support magnétisé, avant de prendre la parole.
— Bien. Maintenant que tout le monde est là, on va pouvoir passer au vif du sujet.
— Qu’est-ce qu’on va faire, au final ? le questionna Miĥaela, qui prenait place sur le canapé.
— Nous allons aider Joakìm à enquêter sur la mort de son amie. Néanmoins, je ne suis pas d’accord pour l’emmener sur le terrain. Dans son état, c’est un civil comme un autre. Il ne maîtrise pas son pouvoir et n’est pas entraîné comme nous. Je n’ai pas envie de le mettre en danger.
— Vous ne comptez pas me laisser ici pendant que vous jouez aux détectives dehors, quand même ? Je n’ai pas l’intention de me tourner les pouces alors que vous vous occupez de tout.
Zmitro croisa les bras et fit mine de réfléchir. Puis il alla fouiller dans les tiroirs du coin informatique, avant d’en sortir un module complémentaire au matériel qui permettait de se connecter à la matrice. C’était un dispositif illégal qui donnait la possibilité d’emprunter des chemins alternatifs et non reconnus de la réalité numérique, mais également de rencontrer des personnes dont les services étaient lourdement condamnés par les quatre nations de Temera. Personne ne possédait un tel appareil par hasard. Il fallait le construire soi-même, avec des plans téléchargeables dans des coins peu recommandables du dark web.
Il raccorda le dispositif aux restes des composants, avant de rejoindre le petit groupe.
— Tu t’es déjà connecté à la matrice, Joakìm ?
— Quelques fois, dans le cadre de mes études… Pourquoi ?
— On connaît quelqu’un qui pourrait peut-être nous renseigner sur Ana, la nuit de son meurtre, et sûrement d’autres détails. Il nous doit un service, vous pourriez lui payer une visite, Miĥaela et toi.
La demoiselle hocha la tête. Elle semblait partante et surtout impatiente.
— Pendant ce temps-là, Tadeo et moi-même irons à la pêche aux informations dans le district 341. Il y a probablement des gens qui se souviennent de cette affaire dans le coin.
Tadeo acquiesça d’un mouvement de tête. Joakìm retourna s’asseoir devant les ordinateurs. Zmitro les regarda tour à tour, avant de taper dans ses mains.
— Pas de questions ? Au travail, alors.