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Virée dans la matrice
Le hub central de la matrice était un long couloir, d’un blanc écarlate, composé de points de connexion et de logos divers et variés qui indiquaient aux utilisateurs dans quels espaces ils s’apprêtaient à plonger. Ces logos appartenaient tous à des applications officielles, développées par des mégacorporations, donnant accès à énormément de réseaux sociaux différents ou encore des divertissements, des films, des jeux ou des vidéos pour la plupart. C’était une extension naturelle d’Internet tel que les habitants de Temera le connaissaient, mais qui offrait une vision nouvelle qui n’avait pas manqué de plaire à énormément de personnes lors de sa démocratisation. Le seul réel problème était le prix, peut-être trop élevé pour une certaine caste, qui ne permettait pas à n’importe qui d’avoir la possibilité de plonger dans la matrice depuis un domicile. C’était pour cette raison que la quasi-totalité des cybercafés proposaient une connexion simple et rapide, mais surtout, à moindre coût.
Miĥaela n’avait pas toujours connu le virtuel de cette manière. Branchée sur des serveurs complètement coupés du reste du monde et dont la principale fonction était de détourner l’usage primaire de la matrice, elle avait été entraînée, aux côtés d’une centaine de membres de l’IMS, à devenir une machine à tuer. Des hommes, comme des femmes, qui s’affrontaient dans une arène formée de 0 et de 1. Des mois durant, ils avaient subi mal de tête sur mal de tête, afin d’avoir la chance d’être envoyés sur le Nouveau Continent et de participer à la plus grosse mission de l’IMS depuis ses débuts.
Elle chérissait ces moments comme nul autre. Les différentes personnes qu’elle avait rencontrées, les femmes qui composaient son escouade, Les Furies, qui avaient été comme sa seconde famille… Mais pour ce qui était de la finalité…
Elle coula un regard en biais à Joakìm. Il semblait ailleurs. Le souvenir d’une commande lui revint en tête et elle s’empressa d’ouvrir la console d’administration, afin de l’utiliser. Et après quelques secondes, une voix qui n’était pas la sienne fusionna avec ses propres songes. C’était celle de Joakìm.
Cette sensation…
Est-ce que je vais réellement réussir à bouger ? J’ai l’impression d’être désincarné.
Et dire que je suis ici, mais aussi là-bas. Pas vraiment là, mais présent en même temps. Putain, quel bazar !
Elle lâcha un long soupir et s’approcha du jeune homme. Puis, sans hésiter, elle lui asséna un méchant coup de pied dans le derrière afin de le tirer de ses songes. Il manqua de tomber en avant. Il se retourna vers elle et la fusilla du regard. Elle riait, les bras croisés. Après quelques secondes, elle s’éclaircit la gorge, avant de s’accroupir près de lui.
— N’y pense pas et la sensation va finir par partir ! C’est aussi simple que ça, tu sais.
— Tu peux t’introduire dans mes pensées ? Comment ça se fait ?
— Joakìm, nous sommes tous les deux branchés sur le même appareillage. Avec la bonne commande, je peux faire ça. T’es au courant que ça fouille dans ta tête, tout ce barda, hein ? C’est pour ça que ton apparence est identique dans la matrice, d’ailleurs. À quelques détails près.
— Ouais, bah… Évite de trop fouiner, s’il te plaît. Ça ne me plaît pas. Et c’était vraiment nécessaire, le coup de pied au cul ?
— C’était pour savoir si tu étais bien là. Je n’ai pas envie que tu te déconnectes sans raison. Mais t’as l’air d’être solide mentalement, c’est bien ! Reste concentré, dorénavant. C’est tout ce que je te demande.
Joakìm se passa une main dans les cheveux. Il soupira.
Une sorte d’escalier en colimaçon apparut à quelques mètres d’eux, suite à ça. Miĥaela s’y dirigea et l’invita à la suivre, d’un geste de la main. La structure semblait descendre sur plus d’une dizaine d’étages. Puis d’un seul coup, un bruit se fit entendre et un nouveau corridor, plus sombre que celui du hub central, se dessina devant eux. Au bout de celui-ci, un seul et unique point de connexion, très différent des autres. Miĥaela s’arrêta en plein milieu du couloir et tendit son bras pour couper le passage à Joakìm.
— Je dois t’expliquer quelques trucs avant qu’on y aille.
— Je t’écoute.
— Déjà, pour commencer, il faut que tu saches que les espaces qui sont reliés à ce hub secondaire sont beaucoup moins bien protégés que les officiels, ceux que tu trouves là-haut.
— Ouais, je sais tout ça. Le piratage est assez commun dans cette partie de la matrice, apparemment.
— Effectivement. Je suppose que tu as aussi entendu parler de l’affaire du tueur en série virtuel, du coup.
— Comme beaucoup de monde, oui.
Des années auparavant, un homme avait réussi à tuer plusieurs personnes connectées à la matrice. C’était normalement impossible, mais une connaissance plus que poussée dans le piratage et plusieurs embuscades dans des espaces privés avaient suffi pour accomplir l’irréparable. Les victimes avaient été retrouvées avec le lobe frontal complètement grillé, dans chaque cas, chez eux ou dans un établissement public. Les autorités avaient capturé le responsable quelques minutes après son onzième meurtre.
La vétérane s’en souvenait parfaitement. Elle était encore en Europo, à cette époque. L’affaire avait fait le tour des médias et les citoyens des quatre nations en avaient parlé pendant des semaines.
— Ne t’inquiète pas, ça ne risque plus d’arriver. Ils ont mis à jour le matériel depuis, c’est impossible de griller la cervelle de qui que ce soit maintenant.
— Je préfère émettre un doute. Il y a quelques heures encore, je ne pensais pas que les gens pouvaient défoncer des murs à mains nues.
— Vu comme ça… Mais sérieusement, tu n’as pas à t’en faire, nous avons installé un gros pare-feu dans le but de protéger notre appareil. Tadeo a configuré ça en quelques heures, il est plutôt doué en informatique. Je suis sûre que vous allez vite devenir potes, tous les deux !
Joakìm afficha une mine crispée. La demoiselle ne comprenait pas vraiment pourquoi, mais décida de passer à autre chose. Elle fit apparaître une nouvelle console de commande, dont elle seule pouvait lire le contenu. Elle y inscrivit quelque chose et une liste se déroula sous ses yeux. Celle-ci regroupait des termes tels que « pistolets », « frags » ou encore d’autres mots écrits en brit. Elle sélectionna la catégorie des « fusils automatiques ».
Une arme à feu se matérialisa soudainement dans la main droite de Miĥaela, qui l’examina de toute part, par habitude. C’était un Badator de dernière génération, les mêmes qu’utilisaient les membres de l’armée, mais aussi les forces de l’ordre dans les différents districts d’Europo. Il était équipé d’un pointeur laser rouge, ce qui permettait un tir rapide et précis sans prendre le temps d’aligner quelqu’un dans la mire. Elle vérifia si le fusil était bien chargé, avant de relever les yeux vers Joakìm.
— Ça, ce n’est pas possible, normalement. C’est une fonction développée par l’IMS et réservée à eux-mêmes, pour l’entraînement des soldats. Mais tu te doutes bien que des petits malins ne se sont pas gênés pour s’en emparer et la détourner dans un autre but.
— Ne me dis pas qu’on peut se tirer dessus, dans cette partie de la matrice ?
— C’est exactement ce que j’essaye de te dire.
Le jeune homme se raidit encore plus. Miĥaela lui donna une tape sur l’épaule, histoire de le rassurer.
— N’aie crainte, je suis ici avec toi pour une bonne raison. Zmitro sait de quoi je suis capable. Et puis, il ne va rien arriver aujourd’hui. Je devais juste te mettre au courant, au cas où.
— Qu’est-ce qu’il se passe si on se fait tirer dessus… ?
— Tu te déconnectes avec une énorme migraine. Par expérience, je peux te dire que ce n’est pas conseillé d’y retourner directement. Il vaut mieux attendre une heure ou deux.
— D’accord. Je n’ai pas vraiment le choix, de toute façon, n’est-ce pas ?
— Eh bien, tu peux toujours rester au hub, accéder à un espace de streaming et t’immerger dans des vidéos de chats. (Elle afficha un petit sourire moqueur.) Tu aimes les chats, Joakìm ?
Joakìm chassa sa proposition d’un haussement d’épaules. Et tandis qu’elle se dirigeait vers le fond du couloir, il lui emboîta rapidement le pas.
Le point de connexion semblait en apparence classique. Il était néanmoins nécessaire d’indiquer manuellement une adresse IP afin de l’activer et de pouvoir emprunter les chemins alternatifs. Miĥaela mit son arme en bandoulière, avant de s’atteler à la tâche. La grande majorité des espaces reliés au hub illégal étaient protégés par des systèmes de sécurité, certains plus sensibles au piratage que d’autres.
— L’homme que nous allons rencontrer aujourd’hui s’appelle Bazíl. Il gère un énorme trafic de données depuis plusieurs années. Vidéos, appels téléphoniques, textes compromettants… Il les revend aux plus offrants. Zmitro le connaît depuis plusieurs années. Un ancien camarade de classe, quelque chose comme ça.
— Et pourquoi il vous doit un service ?
— On a protégé sa banque d’informations de l’attaque d’un groupe de pirates, il y a plusieurs mois de ça.
— Je vois. Il va donc accéder à notre requête sans rechigner.
Un bruit retentit depuis le point de connexion. Miĥaela se retourna vers le jeune homme.
— Bien ! On va être transportés d’ici cinq secondes.
Il hocha la tête. La lumière du point de connexion se faisait de plus en plus aveuglante. L’instant d’après, ils se retrouvèrent tous les deux dans un nouvel endroit. C’était une pièce rectangulaire tout en longueur, pavée en tous sens de marbre blanc. Au fond de la salle se trouvait un nombre impressionnant d’écrans, une vingtaine à première vue, tous accrochés à un mur. Devant, un homme de petite taille et en surpoids, confortablement assis sur une chaise de bureau, s’attelait à l’organisation d’une marée de données numériques : Bazíl Montaro, citoyen d’Europo depuis sa naissance, mondialement reconnu pour ses différents services.
Miĥaela s’approcha de ce dernier, vu qu’il n’était pas disposé à les accueillir. Une fois à sa hauteur, elle lui tapota l’épaule, ce qui eut pour effet de le faire sursauter. Il étouffa un cri. Finalement, il se retourna, afin de faire face aux deux nouveaux venus. Et visiblement, il n’était pas content que quelqu’un vienne le déranger. La peau blanchâtre de l’informaticien accusait d’un manque certain d’exposition au soleil. De gros cernes marquaient le dessous de ses yeux marron foncé. Ses cheveux blonds en désordre cachaient le début d’une calvitie.
— Bon sang ! Qu’est-ce que…
Il jeta un coup d’œil rapide vers Joakìm. Et après un court silence, Bazíl s’éclaircit la gorge et reprit.
— Qu’est-ce que tu veux ? Et pourquoi t’es armée, d’ailleurs ?
— Tu n’es pas content de me voir, bonhomme ? lui demanda Miĥaela, affichant une fausse moue triste.
— J’ai une énorme transaction en cours, pour tout te dire. Donc, ouais, pas vraiment. Posez vos fesses ici et attendez deux petites minutes, je m’occupe de votre cas juste après. Bande de chieurs, je vous jure !
Elle lui asséna une faible claque à l’arrière du crâne, avant d’aller s’asseoir sur l’un des sièges qui venaient tout juste de se matérialiser sous leurs yeux. Le jeune homme la suivit dans sa démarche, sans faire de commentaires. Elle en profita, par la même occasion, pour envoyer un message vers le monde réel à destination de Zmitro, usant d’un programme de leur confection.
Arrivés sur place, Bazíl nous snobe complètement. J’en ai déjà marre.
Les données s’affichaient et disparaissaient à une vitesse folle. Du texte apparaissait ici et là, sans pour autant qu’il soit possible d’y déchiffrer une phrase tant les lignes s’accumulaient pour former un amas de pixels. Des nombres se retrouvaient mélangés au lot, ainsi que des caractères de langues étrangères.
Bazíl Montaro était un câblé, un homme branché directement à son dispositif matriciel via un implant unique, situé à la base de sa nuque, délaissant microélectrodes, symbio-stimulants neuronaux et autres composants normalement utilisés pour plonger dans le monde virtuel. Contrairement aux utilisateurs classiques, il pouvait se vanter d’une interaction plus poussée une fois la connexion établie. Il n’avait nullement besoin de se servir de ses mains en étant dans son espace personnel, tout se faisait par la simple pensée. Cela lui permettait de faire plusieurs choses à la fois et d’être présent sur plusieurs fronts.
Miĥaela connaissait des personnes comme lui. Elle avait rencontré la plupart durant son séjour à l’armée. Elle leur reconnaissait tous un petit air arrogant et une certaine froideur, sûrement développée à force d’utilisation prolongée de leur implant. Mais l’homme qui se tenait devant elle à ce moment-là était très probablement le plus fatigant de tous, selon ses critères.
Après quelques minutes, Bazíl s’étira et poussa un soupir d’aise. Il avait enfin terminé et il pouvait passer à autre chose. Il se tourna vers ses deux invités, avant de prendre la parole.
— Donc ? C’est pour quoi ?
— Le service que tu nous dois, lui expliqua Miĥaela avec un petit sourire narquois. Et tu ferais mieux de baisser d’un ton, d’ailleurs. Un peu de professionnalisme, que diable !
— Tu débarques comme une fleur, sans me prévenir au préalable ! Tu parles d’une clientèle potable. Les bonnes manières se perdent…
— Je ne suis pas une cliente, je suis ta débitrice. De plus, ce n’est pas pour moi qu’on vient, aujourd’hui.
— Pour qui, alors ? Toi ?
Il fixa Joakìm, qui lui répondit par l’affirmative. Puis il croisa les jambes et le dévisagea de la tête aux pieds. Miĥaela lui donna un coup de pied dans la rotule, afin d’obtenir à nouveau son attention. Il émit un petit gémissement de douleur, tout au plus factice, avant de se renfoncer dans son fauteuil.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé, gamin ?
— Mon amie a été assassinée… J’ai besoin de vos services pour retrouver la personne qui a fait ça.
— C’était quand ? Il va me falloir son nom de famille et son prénom, aussi.
— Le 7 février, Ana Vero.
Tous les écrans s’éteignirent, sauf deux. Puis un champ de texte apparut sur l’un deux. Un intitulé se lisait juste en dessous « archives des forces de sécurité d’Europo – IMS ». Les mots clés s’y inscrivirent et une recherche se lança seule après quelques secondes. Bazíl croisa les bras, il semblait attendre les résultats. Joakìm décida de s’isoler un peu plus loin. Un long silence s’installa dans l’espace privé, suite à ça. Mais l’ami de Zmitro ne tarda pas à le briser, visiblement préoccupé par la situation de Joakìm.
— C’est une de vos nouvelles recrues, à Zmitro et toi ?
— Je ne sais pas si j’ai vraiment le droit de t’en parler. Je n’ai pas vraiment envie non plus.
— Eh, j’essaye juste d’être sympa. Il n’a pas trop l’air en forme. Ce n’est pas pour faire mon sentimental, mais… J’ai un môme, tu sais ? Enfin, plus jeune, mais quand même. Et d’ailleurs… Ça fait réellement neuf mois qu’il est comme ça ? Pourquoi il a attendu aussi longtemps ?
— Il sort d’une mauvaise passe. Il a juste besoin de temps et de faire son deuil. Et ça, c’est un début. Après, ça ne regarde que lui. (Elle marqua une pause.) Contente-toi d’accéder à sa requête et on te fout la paix pour le restant de tes jours, d’accord ?
Il haussa les épaules, avant de tourner le dos à Miĥaela.
— Ouais, ok.
Une alarme stridente retentit dans toute la pièce suite à cet échange. Bazíl fit un bond sur sa chaise et lâcha un juron. Un message écrit en rouge s’afficha sur tous les écrans, indiquant « intrusion pirate en cours ». Il se leva précipitamment, avant de se diriger vers une armoire remplie d’armes qui venait tout juste d’apparaître quelques mètres plus loin.
Irritée par la situation, celle-là même qu’ils avaient déjà vécu quelques mois auparavant, Miĥaela haussa le ton à l’intention de leur hôte.
— Bazíl, qu’est-ce que c’est que ce bordel ?! Zmitro t’as dit de mettre à jour ta sécurité !
— Et c’est ce que j’ai fait ! J’ai même programmé des tourelles pour attaquer les intrus.
— Eh bien, pourquoi ça sonne, dans ce cas ? Et où sont les tourelles ?
— Mais je ne sais pas, enfin !
— Allons bon…
Elle sauta de son siège et rejoignit la position de Joakìm, qui, elle le voyait bien, était assez perturbé par tout ce raffut. Elle l’aida à se relever, avant de lui mettre une petite tape sur l’épaule. Et tandis qu’elle vérifiait si son fusil était bien chargé, elle prit la parole. Elle était prête à en découdre.
— Bon, eh bien, ce n’est pas aujourd’hui qu’on va nous foutre la paix. Des gars ne vont pas tarder à débarquer.
— Putain, putain… !
— Ça va bien se passer, ne t’inquiète pas. Essaye de te cacher dans un coin et attends que l’on fasse le ménage, lui et moi.
Six hommes se matérialisèrent soudainement à côté du point de connexion, à l’extrême opposé de la pièce. Ils portaient tous le même brassard au bras droit, le dessin d’un couteau planté dans un crâne. Ils arboraient un style vestimentaire propre aux districts les plus pauvres. Parallèlement, une dizaine de gros blocs blancs chutèrent du plafond et atterrirent sur le marbre du sol. Ces nouveaux obstacles étaient assez grands et bien disposés pour former des couvertures utilisables lors d’échanges de coups de feu. Le fusil d’assaut de Miĥaela cracha quelques rafales dans la direction des intrus (sans toucher qui que ce soit, car tel n’était pas le but) afin d’offrir un tir de suppression à Joakìm, qui entama alors un sprint et glissa derrière l’un des blocs. Elle fit la même chose, évitant de justesse une douche de plombs virtuels qui lui était destinée. Elle se pencha furtivement en dehors de sa cachette et analysa d’un regard éclair les nouveaux venus.
L’arsenal des six agresseurs était varié : l’un utilisait une arme de poing, tandis que deux autres étaient équipés de fusils d’assaut. Les trois derniers paradaient avec des pistolets-mitrailleurs, à la cadence de tir plus élevé, mais souffrant d’une précision moindre. De plus, des grenades fumigènes pendaient à leur ceinture.
Un des hommes hurla des ordres à ses cinq partenaires pendant qu’il se dirigeait vers l’une des couvertures. Plusieurs coups de feu partirent dans la direction de Bazíl, qui eut le réflexe de faire apparaître une barrière de protection bleutée au dernier moment, juste devant lui. Cette dernière explosa en mille morceaux à l’impact des balles, le forçant lui aussi à se cacher derrière l’un des blocs. Il rejoignit Joakìm. Un tir passa à une dizaine de centimètres de la tête du jeune homme, ce qui lui arracha un cri de surprise.
— Monsieur Montaro ! s’égosilla le leader présumé des intrus. Nous venons à nouveau pour votre banque de données ! Facilitez-nous la tâche et demandez à vos amis de ne pas jouer aux héros, s’il vous plaît !
— Allez vous faire foutre !
Quelques rires éclatèrent au fond de la pièce. Puis les assaillants tirèrent encore, toujours dans la direction du courtier en données. Les balles se fichèrent dans le bloc de béton virtuel, sans grand effet.
Miĥaela profita du peu d’attention qui lui était accordé et se risqua de nouveau à se mettre partiellement à découvert afin de jauger une dernière fois le champ de bataille. Et dans un réflexe quasi surhumain, elle aligna la première personne qu’elle aperçut et lui décocha une balle en pleine tête, ce qui la déconnecta instantanément et la fit disparaître. Son équipier le plus proche lâcha un cri de rage et vida son chargeur dans la direction de la vétérane, qui plongea au sol afin de se cacher in extremis derrière le bloc voisin. Il la suivit et passa à toute allure par-dessus l’obstacle, dans un élan disgracieux. Il fut stoppé net par une prise de la demoiselle qui l’envoya s’écraser sur le carrelage, avant de venir l’immobiliser grâce à une rapide, mais efficace clé de bras. Et tandis qu’il se débattait, elle en profita pour voler l’une de ses grenades fumigènes, qu’elle dégoupilla avec ses dents et lança en plein milieu de la salle. Il s’en suivit un hurlement sourd et étiré depuis les rangs des pirates : « Fumigène ! ».
Le mécanisme s’enclencha et un nuage grisâtre se propagea vivement sur plusieurs mètres à la ronde. Des quintes de toux se faisaient entendre, ici et là. Une unique détonation résonna de l’endroit où la grenade avait était lancée. Un deuxième homme était tombé au combat. Et l’excitation de Miĥaela continuait de grimper. Elle était sur son terrain de jeu et personne ne pouvait l’arrêter.
Elle décida une dernière fois de jeter un œil en dehors de sa couverture, à l’emplacement de Bazíl et Joakìm. L’informaticien se tenait en position de tir, dans ses mains une arme automatique équipée d’un large chargeur. Il poussa un hurlement guerrier et actionna la détente dans un maladroit mouvement décrivant un arc à l’horizontale, libérant un rideau de balles qui fusèrent en direction du nuage créé par la grenade. Des cris retentirent depuis la masse brumeuse, tandis que des tirs de représailles fonçaient vers Bazíl. Il fut touché à l’épaule. Il réprima un râle de douleur et décida de retourner se cacher derrière l’amas de béton.
Un ordre fut donné depuis la fumée.
— Retraite ! Casse-toi, putain !
Deux survivants s’échappèrent par l’arrière du nuage gris et entamèrent une course vers l’entrée de l’espace privé. Miĥaela les prit en chasse, glissant sur plusieurs blocs afin de couvrir la distance qui les séparait. Et tandis que les deux hommes essayaient de lui tirer dessus pour la ralentir, elle fit apparaître un couteau de combat dans sa main droite. Une balle se logea dans sa cuisse gauche alors qu’elle tranchait la gorge du premier, qui disparut dans une explosion de pixels. Elle projeta la lame en direction de la clavicule du second avant que celui ne puisse la mettre en joue. L’arme blanche lui arracha un long cri de douleur, puis il tomba à genoux sans se déconnecter.
— Ne bouge pas, reste à terre ! lui aboya Miĥaela, qui en avait cure de sa propre blessure. C’est quoi le nom de votre petite bande ? Et qui vous envoie ?!
L’homme afficha un sourire forcé. Puis dans un élan de courage, il se tira lui-même une balle dans le crâne. La demoiselle laissa s’échapper un juron, avant de lâcher son fusil d’assaut. Ce dernier se désintégra dans la seconde, car il n’était plus rattaché à un utilisateur. Puis elle traversa la fumée, qui commençait à se dissiper, afin de rejoindre Joakìm et Bazíl, toujours à couvert.
— C’est fini, ils sont tous partis.
Joakìm se releva et regarda dans tous les sens, visiblement agité par ce qu’il venait de se produire. Il manqua de trébucher sur un débris de béton arraché à l’une des couvertures à cause des tirs. Elle lui adressa un petit sourire.
— Rien de cassé, Joakìm ?
— Non, c’est bon.
— D’accord. (Elle marqua une pause, avant de reprendre.) Tout va bien, Bazíl ?
— Un de ces connards m’a fait un deuxième trou de balle, lui répondit-il en se tenant l’épaule. Mais je crois que j’en ai fumé deux, donc… Je m’en sors plutôt bien, je trouve.
Elle souffla du nez, avant de l’aider à se relever. Les blocs qui jonchaient la salle disparurent à ce moment-là, absorbés par le sol, et la pièce était de nouveau vide. Bazíl décida de retourner s’asseoir devant les écrans, qui par miracle n’avaient subi aucun dégât durant la fusillade.
La recherche était terminée et de nombreux résultats étaient classés en diverses catégories : des messages qui provenaient de réseaux sociaux, ainsi que des photos et vidéos des mêmes sources, quelques rares commentaires issus de forums, mais aussi des enregistrements de plusieurs caméras de surveillance.
— Les résultats sont là, annonça Bazíl, avant de se tourner vers Joakìm. Tu veux regarder quoi, en premier ?
— Ça fait beaucoup juste pour une seule journée, non ?
— J’ai élargi la recherche à une semaine complète, pour avoir plus de données à traiter. Afin de faire le lien entre différents messages, par exemple.
Joakìm se racla la gorge. Après quelques secondes d’hésitation, il prit sa décision.
— Regardons les caméras. Le reste…
— On le dégage ? T’es sûr ?
— Oui. Merci.
— D’après le légiste, elle aurait été assassinée aux alentours de 19h, commenta Miĥaela, qui venait de consulter la fiche de renseignements d’Ana, affichée sur un autre écran. Autant mettre de côté les enregistrements qui ne correspondent pas à la bonne période de la journée, aussi.
Joakìm acquiesça par un bref mouvement de tête. Bazíl filtra donc les données selon ses volontés, ne laissant plus que les vidéos de surveillance capturées dans la soirée. La liste s’en retrouva drastiquement raccourcie, ce qui leur facilitait la tâche.
Les enregistrements se lancèrent, l’un après l’autre. Certains étaient courts, à peine plus de vingt ou trente secondes. Au bout d’une dizaine de minutes, la dernière s’afficha à l’écran. Joakìm blêmit, avant de pointer l’enregistrement de l’index.
— Cette ruelle… commença-t-il, avant d’être interrompu par un hoquet nauséeux.
— Ça va aller, lui dit Miĥaela, avant de poser sa main sur son épaule. Va t’installer quelque part, on s’occupe du reste.
Il s’exécuta sans rechigner et alla s’asseoir dans le coin le plus proche. Les deux autres échangèrent un court regard, avant de lancer la vidéo. Le courtier décida de briser le silence, alors qu’Ana commençait à apparaître à l’image.
— Il… a retrouvé son cadavre, n’est-ce pas ?
— J’ai bien l’impression, ouais. Ça me fend le cœur de le voir comme ça. Et pourtant, j’en ai croisé des gars choqués.
— Je peux essayer de t’avoir les dossiers complets du légiste, si ça t’intéresse vraiment, tu sais. Pas juste un vulgaire résumé.
— Non, sans façon. Mate ça, plutôt.
Un individu venait d’apparaître sur la vidéo. Son visage couvert par une capuche empêchait le système de surveillance d’Europo de l’identifier, contrairement à la future victime qui s’affichait au grand jour. Un petit détail attirait néanmoins l’attention : il portait sur son bras le même brassard que les six personnes qui avaient infiltré le repère de Bazíl, ce jour-même et la dernière fois. Ce dernier partagea son aversion, en plantant son doigt sur l’écran, dans le but de communiquer sa découverte à Miĥaela. Elle lui intima le silence dans un mouvement de main désapprobateur. Ana semblait être en désaccord avec son interlocuteur, qui tenait un sachet transparent rempli d’une poudre rouge. De la drogue, à ne pas en douter. L’instant d’après, l’image se brouilla et laissa place à bouillie statique. Après une avance rapide de quelques secondes, pour une durée de trois minutes sur l’enregistrement, tout revint à la normale ; s’affichait désormais une ruelle complètement vide, à l’exception d’un chat qui jouait avec le cadavre d’une souris. Ana avait disparu, ainsi que le dealer.
— Quelqu’un a piraté la caméra ? demanda-t-elle, un brin de perplexité dans la voix.
— Je ne vois pas d’autres explications. Mais il faut avoir une énorme paire de couilles pour faire quelque chose comme ça. Et du bon matos. Le système de surveillance vidéo d’Europo appartient entièrement à VisioCorp, quand même ! La mégacorporation qui domine le milieu. T’imagines le truc ?
Elle se gratta le menton, dubitative. Quelque chose clochait. Au vu de la mise en scène, il semblait évident que le principal suspect avait reçu de l’aide extérieure au moment des faits, sûrement d’un complice. Seul un hacker aux talents démesurés était capable de pirater un tel système de surveillance à distance. Et une personne pareille n’avait pas besoin de vendre de la drogue dans une ruelle derrière des immeubles pour arrondir ses fins de mois.
— Contourner la sécurité d’une mégacorporation, hein… C’est sacrément risqué, ouais. Et lui, il a l’air trop con, trop normal. Du genre à prendre des ordres facilement, je dirai. Il n’a pas fait ça tout seul. Et ce brassard…
— C’est exactement le même ! Ces enfoirés sont partout. Je n’arrive pas à croire qu’un gang de merde comme celui-là réussisse encore à se balader librement depuis tout ce temps. Ils ne savent pas tirer, ils n’effacent pas les preuves… (Il afficha une moue rancunière.) Mais ils ont réussi à pirater mes tourelles ! C’est à n’y rien comprendre.
— Ça pue la corruption, toute cette histoire.
Bazíl hocha la tête et se déconnecta des archives.
Miĥaela considéra longuement Joakìm. Ils avaient maintenant une piste à suivre, mais cela ne semblait pas de tout repos. Elle envoya un message à l’intention de l’autre binôme, dans le monde réel, afin de leur résumer la situation. Puis elle se leva. Le jeune homme fit de même, la voyant sur le départ.
— Bon, eh bien, un travail de fouine s’impose, on dirait bien. Sois un ange et occupe-toi de ça, Bazíl, d’accord ? Tu as le numéro de Zmitro, donne-lui tout ce que tu trouves. Et par pitié, fais quelque chose pour tes mesures de sécurité. On ne sera peut-être pas là pour te sauver les miches, la prochaine fois.
— Mais je les ai renforcées, bordel ! Et va savoir, ça fait peut-être plus d’une semaine que ces couillons tentent d’entrer, sans succès. Ils ont eu un gros coup de bol, tiens !
Elle haussa les épaules, tout en soupirant. Elle n’avait que faire de la sécurité de l’informaticien, c’était juste de la simple courtoisie.
— Bon, sur ce !
— Attends ! Avant que vous partiez, il faut qu’on discute d’un autre truc.
— Est-ce vraiment important, Bazíl ?
— Bien sûr ! Procédons à un échange de services, tu veux bien ?
Miĥaela arqua un sourcil, surprise autant par la formulation que par la requête.
— Ouais ?
— Je vais faire ce que tu me demandes. Et vous aurez les informations d’ici ce soir ou demain matin, au plus tard. En échange, j’aimerais que vous fumiez ces bâtards. D’une pierre deux coups, tu vois ?
— C’est peut-être un peu extrême, non ? questionna faiblement Joakìm.
— L’IMS n’a pas l’air de vouloir s’en occuper, il faut bien que quelqu’un le fasse à leur place.
— On ne tue que des tarés, lui répondit-elle finalement, d’un ton cinglant. Les gens lourdement infectés par leur flux. Des réprouvés. Appelle-les comme tu veux, je m’en fous. Mais pas des paumés qui se prennent pour des gros caïds.
Le courtier pinça ses lèvres, avant de se mettre à souffler du nez. Il semblait déterminé à ne pas lâcher le morceau.
— Je sais que vous jouez aux héros, dans les rues, là. Vous n’allez pas les buter, soit. Mais au moins, débarrassez-nous de ces cons. Allez, quoi !
La vétérane afficha une moue agacée. Elle voulait rapidement passer à autre chose.
— Ah, fous-moi la paix ! J’en parlerai à Zmitro tout à l’heure, d’accord ? Pour l’instant, il faut qu’on parte.
— Parfait ! N’oubliez pas de vérifier vos e-mails. Bon courage !
Bazíl leur adressa un signe de main amical qu’elle ne prit pas soin de lui retourner. Le jeune homme se contenta d’un simple hochement de tête en guise de remerciements. Puis ils se dirigèrent vers le point d’accès et quittèrent l’espace privé. Après quelques secondes, ils se retrouvèrent dans le long couloir gris qu’ils avaient emprunté un quart d’heure plus tôt.
Miĥaela prit l’initiative d’ouvrir la marche vers l’escalier en colimaçon. Elle était exaspérée. Ils étaient venus pour obtenir des renseignements et ils repartaient avec de nouveaux ennuis. Le résultat de cette expédition virtuelle était plutôt mitigé.
— Zmitro semble avoir des amis assez spéciaux.
C’était Joakìm, la tirant de son humeur boudeuse. Elle lui répondit d’un hochement de tête.
— Il m’insupporte. Mais il a son utilité, malgré tout. J’ai juste l’impression qu’on s’est fait baiser, sur la fin. Ce n’était pas prévu, ça.
— Je suis désolé. Et… comment va ta jambe ? Comment tu as fait pour ne pas te déconnecter ?
— Bah, ce n’est pas de ta faute. Et j’ai vu pire. Je ne sens rien. Tu sais, c’est plus facile de mettre la douleur de côté quand tu t’es déjà pris une vraie balle. C’est juste une question de mental, en fin de compte. Et puis… J’ai passé des jours entiers dans la matrice, avant ça. Comme tout bon militaire de l’IMS.
— Je comprends. (Il marqua une pause.) Et… C’était comment d’être soldat ?
Miĥaela resta silencieuse, le temps de grimper le monceau de marches qui les séparait du hub principal. Elle ne parlait pas souvent de ça. Même à Zmitro. C’était l’une de règles qui lui avaient été imposées par sa rupture de contrat : ne jamais entrer dans les détails et laisser le passé derrière soi ; surtout cette partie de sa vie.
— J’étais à l’IMS pendant trois ans, dans les camps du Nouveau Continent. Et c’était de la merde. Pas de quoi en écrire une autobiographie, si tu veux mon avis. J’ai décidé de partir et…
Et soudainement, elle fut assaillie de flashbacks par dizaine. Des choses dont elle ne désirait pas se souvenir, mais qui finissaient par la rattraper, comme à chaque fois. L’attente de la mort, les ténèbres, les hurlements de ses compagnons d’armes. La culpabilité du survivant.
Les affres du syndrome de stress post-traumatique.
La matrice retranscrivit la sensation de ses muscles qui se raidissaient dans le monde réel, sa respiration saccadée, la sueur froide inexistante dans le virtuel, cette envie intarissable de violence qui s’enracinait dans les méandres de son être en réponse à la peur. Sa vision se troublait et le hub central paraissait s’élargir, se recourber et s’écrouler sur lui-même, dans le but de l’avaler. Son cœur, qui par tous les moyens, donnait l’impression de vouloir s’échapper de sa cage thoracique, quitte à réduire en morceaux ses côtes.
Et après une courte absence, qui semblait durer une éternité, Miĥaela réussit finalement à terminer sa phrase, comme si elle ne s’était jamais vraiment arrêtée de parler. Sa voix était imprégnée d’un mélange d’amertume et de rage.
— … parfois, je me demande si je suis réellement rentrée.