9
Chrysalide
Le soleil s’annonçait timidement par les interstices des volets de la chambre et la lumière envahissait petit à petit la pièce. Un voile de poussière brillant retomba lentement au sol, tandis que le réveil sonnait crescendo et célébrait le début de la journée. L’hologramme affichait « dimanche 28 décembre, 8h40 » et un air de musique classique s’échappait depuis la minuscule enceinte de l’appareil.
Miĥaela énonça l’arrêt de la mélodie entre deux gémissements de plaisir. Une mèche de cheveux s’insinuait progressivement dans son champ de vision, ainsi décida-t-elle de la chasser en soufflant dessus dans un premier temps. Elle opta finalement pour un revers de la main, qui s’avérait bien plus efficace, et lâcha temporairement sa prise sur la tête de lit. Son passage avait laissé des traces d’ongles sur le faux cuir, à côté de quelques autres marques qui étaient bien moins récentes encore.
Dans une étreinte, elle se retrouva soudainement plaquée contre Zmitro, ce qui lui un arracha rire coquin et rajouta du rouge à ses oreilles et ses joues déjà bien colorées. Dans cette position, elle sentait les pectoraux travaillés de son amant collés contre son dos, ainsi que les sillages de leur sueur qui se croisaient par ce simple contact. Un mélange agréable d’effluves corporels et de déodorant pour homme flottait dans l’air et excitait ses sens. Une chaleur diffuse parcourait son corps et se concentrait plus particulièrement dans son bas ventre. Une main rugueuse se posa sur son sein gauche, tandis qu’une autre glissait doucement vers son entrejambe. Des lèvres gercées trouvèrent refuge dans le creux de son cou. Un long soupir d’aise s’échappa de sa gorge et elle ne put s’empêcher d’amener plus rapidement les doigts de son partenaire à l’endroit souhaité et de le guider dans ses caresses qui, associées à des coups de reins parfois lents et passionnés, parfois sauvages, mais modérés, la rendaient totalement folle. Quand son souffle court le lui permettait tout de même, elle répondait aux râles érotiques de Zmitro par quelques encouragements imagés et d’autres monosyllabes qui surgissaient promptement dans son esprit encore embrumé par son récent réveil et sa nuit plutôt agitée.
Les va-et-vient perdirent en intensité après quelques minutes. Il lâcha un juron avant de mettre fin à ses efforts. La demoiselle le supplia de continuer, mais il n’en fit rien. Elle se retourna, afin d’en savoir plus. Puis comprit quel était le problème. La raison, s’il y en avait bien une, lui échappait totalement. Mais elle savait qu’ils en discuteraient après. Ils prenaient toujours le temps de le faire, à chaque fois.
— Allonge-toi et détends-toi. Ferme les yeux.
Il s’exécuta.
Rapidement, Miĥaela se débarrassa du préservatif qui faisait entrave à sa proposition. Elle le jeta au pied de la commode de chevet, à quelques mètres de ses sous-vêtements, puis se promit de le mettre à la poubelle plus tard. Finalement, elle s’agenouilla face à Zmitro, un sourire au coin des lèvres. Avec un élastique, elle attacha ses cheveux en une queue-de-cheval.
Du bout de la langue, elle laissa s’échapper un filet de salive sur le membre semi-flasque de Zmitro. Puis d’un geste souple du poignet, elle commença à le masturber ; de sa seconde main, elle s’occupa de ses propres affaires. Soudainement, elle déposa un baiser du bout des lèvres sur le gland, ce qui ne manqua pas de provoquer une réaction immédiate. Puis elle entama une fellation, impatiente à l’idée de reprendre là où ils s’étaient arrêtés. Elle se délecta de chaque petit soubresaut et autre gémissement qu’elle percevait comme une incitation à multiplier ses efforts. Lorsqu’elle décida que Zmitro avait retrouvé toute sa vigueur, la rousse prit place sur lui à califourchon. Il agrippa son avant-bras dans un reproche, ce qui n’était pas convaincant si l’on se fiait au voile d’excitation qui recouvrait son visage.
— Hey. T’oublies pas quelque chose, là ?
— Non. Si ? (Miĥaela posa un index distrait sur ses pectoraux et traça doucement plusieurs cercles autour d’un des mamelons.) J’irai à la pharmacie après…
Elle remua lentement son bassin, d’avant en arrière, frottant lascivement contre les parties les plus sensibles du membre turgescent de son partenaire. Celui-ci accepta sa proposition dans un grognement satisfait. Leurs ébats reprirent de plus belle.
Elle atteignit l’orgasme plus vite qu’elle ne l’aurait imaginé. Tel un courant électrique, ce dernier parcourut son corps de bout en bout, contractant certains muscles et provoquant des spasmes et des tremblements dans ses jambes. Respiration haletante, elle se cambra, agrippa le drap d’une poigne de fer et manqua de déchirer le tissu. Des larmes se formèrent au coin de ses yeux et roulèrent sur ses joues. Quelques râles étouffés lui signalèrent que son partenaire l’avait suivi dans sa libération.
Allongés l’un à côté de l’autre, ils récupéraient progressivement leur souffle. La poitrine de Miĥaela se soulevait lourdement à chacune de ses inspirations, tandis qu’elle essuyait péniblement la sueur qui perlait sur son front. Zmitro semblait se découvrir une timidité nouvelle, ou alors peut-être était-ce un soupçon de honte qui le forçait à dissimuler ses yeux de son avant-bras. Interpelée, elle se tourna vers lui et tenta de le rassurer d’une voix douce.
— T’inquiètes pas. Ça arrive même aux meilleurs, tu sais.
— J’ai pas vraiment envie d’en parler.
— Mais t’étais super, pourtant !
Elle marqua une pause et fronça les sourcils face au manque de réaction de la part de son compagnon. Miĥaela détestait être ignorée, plus en particulier par son entourage. Mais l’euphorie temporaire qui l’habitait à ce moment-là l’empêchait de lui en vouloir ne serait-ce qu’une seconde. Elle décida alors de se rapprocher un peu plus et de poser son menton sur le bras de Zmitro, et avec l’insistance d’une enfant gâtée, elle se frotta à lui et murmura son prénom à plusieurs reprises, étirant les voyelles et ponctuant ses appels d’interjections courtes afin d’accaparer son attention. Mais elle n’en tira qu’un grognement sourd, agacé.
Dans un long soupir, elle reprit place de son côté du lit. Elle sentait que quelque chose n’allait pas et comprenait que l’embêter davantage relèverait de la méchanceté gratuite.
D’accord. Ce n’est pas ça, alors.
Il s’est sûrement passé quelque chose cette nuit. Oui, c’est certainement ça. Il n’a pas l’air blessé, pourtant… Peut-être a-t-il vu quelque chose ?
La vétérane se pencha vers la commode dans laquelle elle avait trouvé son élastique et fouilla à l’aveugle dans le tiroir à la recherche d’un paquet de cigarettes mentholées, ainsi que d’un briquet et un cendrier. Assise contre la tête du lit, son oreiller parfaitement disposé à la base de son dos, elle en alluma une et se mit à crapoter. La demoiselle n’était pas une grande fumeuse, loin de là, et elle n’avait jamais hésité à rappeler Zmitro à l’ordre concernant les effets néfastes du tabac, bien avant qu’il n’adopte sa version électronique. Néanmoins, elle savait apprécier l’instant, plus souvent après leurs ébats, bien installée et détendue, à fixer le plafond et la fumée qui dansait dans la pièce, même si cette fois-ci était très différente des autres.
Entre deux bouffées, Miĥaela tendit le paquet à son binôme. Ce dernier acquiesça d’un mouvement de tête et abandonna sa posture boudeuse le temps de quelques minutes afin de la rejoindre dans son moment de détente. Il prit le cendrier et le posa au milieu du lit.
— Comment s’est passée ta nuit ? lui demanda-t-elle alors.
— C’était calme. Ennuyeux, même.
— Même pas un voleur à la sauvette ?
— Rien du tout.
Du coin de l’œil, la rousse scruta l’expression et les mouvements de main de son partenaire. Il ne semblait pas mentir, mais il y avait toujours cette tristesse qui lui collait à la peau depuis une quinzaine de jours, ainsi que cette ombre qui planait dans son regard. Le voir dans cet état lui rappelait leur rencontre, quelques années en arrière, et elle détestait cela. Une boule se forma dans son ventre, dévorant toutes les autres émotions qui l’habitaient jusque-là.
Depuis l’accident…
Joakìm…
Ils n’avaient pas cherché à poursuivre leurs attaquants ou même essayé d’en savoir plus sur son identité. Dans le chaos le plus total, ils avaient amené le jeune homme aux urgences de la clinique la plus proche, après lui avoir administré les premiers soins. Une injection d’usage militaire avait stoppé net l’hémorragie engendrée par la perte de son bras. Sur place, ils avaient été reçus rapidement par l’infirmière d’accueil, une femme d’une cinquantaine d’années usée par le travail. Un médecin et un chirurgien-prothésiste appelés en renfort par le reste du personnel soignant s’étaient entraidés pour stabiliser le patient, tout en posant une batterie de questions au trio. Le ton était très vite monté d’un cran suite à un propos mal placé de la part du premier docteur, qui, peut-être sans le vouloir, leur avait aussi répondu d’un air accusateur. Afin de couper court, l’infirmière avait fait de son mieux pour les déplacer de nouveau vers la salle d’attente et avait promis de leur apporter des nouvelles dès que possible.
Pour ce qui était de la suite, Miĥaela en avait que des très vagues souvenirs. Elle revoyait Zmitro parcourir de long en large la salle d’attente, furieux, désemparé, prêt à décrocher une réplique acide au premier qui oserait commenter son comportement ; et les quelques autres personnes qui patientaient donnaient l’impression de savoir cela. Quant à Tadeo, il se rongeait les ongles à l’extérieur du bâtiment, assis contre un mur, entre plusieurs passages aux toilettes, pris de violentes nausées. Son visage pâle, en sueur, et ses yeux fuyants trahissaient une crise liée à ses troubles de stress post-traumatique. Des heures durant, elle restait à ses côtés.
Depuis cette interminable journée, leur quotidien se résumait à quelques rares moments de gaieté noyés dans un océan de morosité. Il y avait comme une sorte de malaise permanent qui flottait dans l’air. Et ce matin-là ne faisait pas exception.
Après un long silence, le fumeur prit la parole, la sortant de ses songes. Sa voix se faisait sans émotion et il parlait lentement, à voix basse.
— Il ne s’est toujours pas réveillé, après tous ces jours. Qu’est-ce que j’ai fait, Miĥaela… ?
La vétérane fut frappée par une soudaine réalisation : ce qui s’était passé dans l’appartement de Kwen Kichu était devenu une sorte de tabou dont ils n’avaient jamais discuté jusque-là. Elle écrasa sa cigarette à moitié consumée dans le cendrier et fixa son regard sur le mur d’en face, incapable de faire face à son équipier. Malgré leur relation que certains pouvaient qualifier d’ambigüe, ils avaient l’habitude de prendre soin l’un de l’autre, tant sur le plan psychologique que physiologique, et c’était pour cette raison qu’elle s’en voulait de ne pas avoir abordé le sujet plus tôt.
La boule grossit un peu plus.
— Ce n’est pas de ta faute…
— Je n’aurais pas dû lui donner l’autorisation de nous accompagner.
— Tu ne pouvais pas savoir que ça allait se passer comme ça. Moi non plus, d’ailleurs. Ce corpo et ces mercenaires qui sortent de nulle part, c’est vraiment la faute à pas de chance.
— Va dire ça à ses parents… Il a à peine 22 ans, putain.
Miĥaela se glissa lentement hors du lit afin de s’asseoir au bord. Elle se frotta la figure de ses deux paumes, soudainement épuisée par leur conversation et habitée par une migraine qui lui vrillait les tempes. Après un moment de flottement, elle décida qu’il était temps pour elle de se rendre à la salle de bain. Mais avant cela, elle posa une main rassurante sur le bras de Zmitro.
— Tu devrais te reposer un peu, d’accord ? Je vais prendre une douche et sortir faire quelques courses. Je te réveillerai dans quelques heures. On pourrait marcher et s’aérer au Parc Floral après ça, si tu veux.
Il acquiesça d’un hochement de tête puis s’allongea en tournant le dos à la fenêtre.
Dans la salle de bain, elle s’installa face à un petit meuble-vasque surplombé par un miroir non connecté d’une autre époque. La fatigue marquait son visage naturellement pâle et la vue de ses cernes lui tira une grimace de frustration. Depuis quelques années, elle avait l’habitude d’observer son reflet accusant du manque de sommeil, conséquence de ses nuits agitées. Mais les dernières semaines s’étaient montrées éprouvantes, même pour elle.
Les cauchemars restaient inchangés, que ce soit le lieu, le moment ou les sensations. Elle revivait en permanence cette journée d’horreur, plongée dans le noir, prise au piège dans une caverne ; chaque seconde qui la séparait de la mort semblait être une éternité et les cris et appels à l’aide de ses subordonnées étaient comme des aiguilles qui perçaient lentement son cœur. Elle se réveillait à chaque fois lorsqu’une silhouette grotesque apparaissait face à elle. Mais certaines nuits, depuis l’hospitalisation de Joakìm, Miĥaela endurait un tout autre calvaire. Le Nouveau Continent laissait sa place à une chambre de SanoKorp, où le corps inerte du jeune homme, allongé paisiblement sur un lit médicalisé, ne vivait qu’au travers des moniteurs de surveillance des paramètres vitaux. Submergée par le poids de la culpabilité, elle devait faire face aux parents et proches de l’étudiant, des personnes dont le visage était drapé d’un voile de ténèbres et dont elle ne connaissait même pas les noms. Le rêve prenait fin quand une femme, qu’elle identifiait comme étant la mère de Joakìm, s’abandonnait à son désespoir.
« C’est de votre faute ! Vous avez tué mon fils ! »
Elle s’aspergea la figure d’eau froide, avala un comprimé pour combattre ces céphalées qui n’en finissaient plus et prit le chemin de la douche. La tête remplie de pensées, comme cela lui arrivait de temps à autre, elle fut victime d’une absence le temps d’une vingtaine de minutes. Quand elle retrouva ses esprits, elle était assise dans la cabine, le dos contre le mur du fond, à fixer son propre reflet dans la paroi. Des bulles de savon s’échappaient par le siphon et une douce odeur de shampoing se dégageait de sa longue chevelure rousse. Dans un soupir, elle se releva et partit en quête d’une serviette pour sécher ces derniers.
Au même moment, un bruit sourd en provenance de la chambre attira son attention. Rapidement, la demoiselle enveloppa ses cheveux dans le linge de bain et se dirigea vers la porte à pas de loup. Elle n’avait aucune raison d’être sur ses gardes chez elle, mais le trou qu’avait créé sa courte perte de contact avec la réalité et son conditionnement militaire la poussaient à procéder ainsi. Et alors qu’elle s’apprêtait à coller son oreille contre la paroi pour écouter, le mécanisme d’ouverture s’enclencha depuis l’autre côté. Dans un réflexe éclair, sans même daigner identifier le nouvel arrivant, elle tenta de l’agripper afin de le projeter sur le parquet de la chambre.
Toute tension quitta ses muscles lorsqu’elle aperçut une paire d’iris verts. La seconde d’après, ses deux bras se retrouvèrent au-dessus de sa tête, ses poignets immobilisés par la poigne ferme de Zmitro. Il lui adressa un sourire en coin.
— J’ai l’air si méchant que ça ?
— Désolée, j’ai cru qu’il y avait quelqu’un dans l’appartement. J’ai entendu du bruit dans la chambre.
— Je suis tombé du lit, ça doit être ça.
— Euh… (Elle cligna des yeux, incrédule.) Tout va bien ? Tu as besoin de la salle de bain, peut-être ?
Il la regarda longuement, en silence, avant de lui rendre l’usage de ses mains.
— Tu sais, si j’étais vraiment un voleur et que c’était un de ces vieux pornos…
Machinalement, elle laissa s’échapper un gloussement pervers. Puis elle se crispa dans une grimace, se rendant compte de ce qu’il se déroulait devant ses yeux. C’était la première blague qu’il faisait depuis leur rencontre avec le sans visage et sa clique de mercenaires.
Soucieuse de ce changement soudain d’humeur, elle afficha une mine concernée.
— Laisse-moi voir ton crâne, s’il te plaît. Tu t’es sûrement…
— Doc m’a envoyé un message. Joakìm est sorti du coma.
Quelque chose se bloqua dans la gorge de Miĥaela. Elle détourna le regard.
— Arrête de déconner. C’est pas… drôle… Qu’est-ce que tu… ?
Zmitro l’enlaça tendrement, la coupant dans ses mots. Surprise par ce comportement inhabituel, elle se crispa brusquement et serra ses poings. Sans attendre, son partenaire reprit d’une voix rassurante.
— Ça va aller, maintenant.
Un frisson lui parcourut l’échine. Puis, pour la première fois depuis des années, elle fut secouée par de profonds sanglots, qu’elle essaya dans un premier temps de réprimer, avant de s’y abandonner complètement, son visage enfoui dans le creux de l’épaule de Zmitro.
Une musique zen était diffusée à un faible volume dans la chambre d’hôpital, dont les murs d’un blanc aseptisé et les signaux sonores des moniteurs de constantes invoquaient une froideur et un malaise permanents, en total contraste avec l’ambiance qu’essayaient d’imposer les flûtes et percussions du court enregistrement se répétant en boucle. Une télévision accrochée à un mur retransmettait silencieusement un débat au titre inintéressant, animé par deux hommes et une femme. À quelques mètres de là, depuis les couloirs du service, il était possible d’entendre le rythme régulier de la sonnette d’appel d’une autre chambre, dont le patient réclamait très certainement l’assistance d’une infirmière ou d’un médecin. À travers l’unique fenêtre qui donnait sur l’extérieur, il pouvait apercevoir les toits et balcons d’immeubles environnants, diverses entreprises et des habitations. Malgré l’heure matinale, un binôme s’exerçait énergiquement sur le court de tennis aménagé au sommet d’un de ces bâtiments.
Joakìm était installé en position demi-assise sur le lit médicalisé, son regard perdu dans le vide. Une heure plus tôt, il avait procédé à une auto-extubation dans un moment de panique, peu de temps après son retour dans le monde des vivants. Sa gorge brûlait encore à cause de l’effort et ses déglutitions lui tiraient des grimaces de temps à autre. Après une intervention rapide de l’équipe soignante, afin de s’assurer que le jeune homme était bien stable, un docteur lui avait fait savoir que ses proches ainsi que les personnes qui l’avaient transporté aux urgences avaient été informés de son réveil. Tadeo, assis à ses côtés, était le premier arrivé, bien avant sa mère ou qui que ce soit d’autre.
— Comment tu te sens ? Est-ce que tu veux boire quelque chose, peut-être ? Je ne sais pas si tu as vraiment le droit pour le moment, mais… Je peux toujours demander à un toubib.
Le jeune homme lorgna une carafe d’eau, ainsi qu’un verre en bioplastique, posés à proximité sur une table d’appoint montée sur roulettes. L’avis des docteurs lui importait peu. De plus, il avait tenté de se servir lui-même quelques minutes auparavant, avant l’arrivée de Tadeo, mais son bras était encore engourdi par son réveil trop rapide.
— Je veux bien un peu d’eau.
Tadeo hocha la tête et s’exécuta. Il lui présenta un verre que Joakìm but entièrement en plusieurs fois et reposa maladroitement sur la petite table.
— Merci, lui dit-il finalement.
— Je t’en prie. (Le psychique marqua une pause.) Tu sais quel jour c’est, aujourd’hui ?
— Le Nouvel An, peut-être ?
— Presque. C’est dans deux jours. Tu étais dans le coma pendant plus de deux semaines.
— Seulement ? Ça m’a paru tellement long, pourtant.
Son visiteur lui adressa une moue triste. N’ayant rien à ajouter là-dessus, son regard se perdit de nouveau en direction de la fenêtre. Ses souvenirs de son voyage express dans le Purgatoire étaient nets, précis, pas en partie effacés comme pourraient l’être certaines bribes d’un rêve au réveil. Néanmoins, il ne souhaitait pas en parler pour le moment, de peur de passer pour un fou.
Après un long silence, quelqu’un frappa à la porte. Joakìm lui donna la permission d’entrer d’une voix faible et tourna péniblement la tête. Zmitro et Miĥaela se présentèrent et prirent place à côté de Tadeo. Il n’y avait qu’une seule chaise dans la chambre, ils restèrent donc debout. Le jeune homme remarqua aussitôt la fatigue qui creusait les traits de leur visage. Il y avait aussi cette expression qu’il ne leur reconnaissait pas. Ils donnaient l’air d’avoir vieilli de quelques années le temps de son absence.
Zmitro prit la parole en premier.
— Comme ça va, petit gars ?
— Mal. Engourdi de partout…
Après un moment d’hésitation, ce fut au tour de Miĥaela.
— Ton bras…
Joakìm la coupa d’un hochement de tête répété.
— Ce n’est pas votre faute.
— J’étais censé veiller sur toi, commença Zmitro. Mais…
— Pas la peine de s’éterniser là-dessus. Malheureusement, c’est fait et j’ai perdu un bras dans le processus. Pas de bol. Mais pour autant, ce n’est pas votre faute. Et je vous interdis de penser le contraire.
Le trio échangea des regards inquiets.
— T’es sûr que tout va bien… ? lui demanda Tadeo, un soupçon d’étonnement dans la voix.
L’étudiant laissa s’échapper un long soupir. Puis il s’intéressa à la table de chevet, à la gauche du lit. Un bouquet de fleurs reposait dans un vase à moitié rempli d’eau et, tout autour, des cartes et des lettres écrites par des membres de sa famille lui souhaitaient un prompt rétablissement. À côté de ça, une prothèse de bras le titillait depuis le moment où il avait ouvert les yeux, ce matin-là. Au premier coup d’œil, une personne informée pouvait facilement reconnaître la mécanique dernier cri de ce modèle de luxe, ainsi que les petits détails de la finition qui faisaient toute la différence. C’était ce qu’il se faisait de mieux en matière de bionique. Au fond de lui, il savait déjà qui avait acheté cette chose qui le dégoûtait tant.
Une vive douleur transperça son épaule droite à la simple pensée de la perte de son bras. Il plaqua sa main sur ce qui devait ressemblait un moignon, mais était désormais une interface de connexion entre lui et le membre de substitution : un assemblage de métal fin et d’autres composants qui recouvraient sa chair meurtrie. Il ne l’avait pas encore regardée de plus près, mais arrivait à se faire une idée de la chose au passage de ses doigts. Les médecins l’avaient prévenu que des douleurs se manifesteraient périodiquement pendant plusieurs semaines et que des risques de douleurs fantômes n’étaient pas à exclure par la suite. C’est pour cette raison que des antalgiques lui avaient été prescrits et inoculés par intraveineuse.
Le jeune homme sentait aussi que quelque chose n’était pas normal concernant ses cheveux ; l’arrière de sa tête le démangeait constamment et il n’avait ni la force ni l’envie de faire en sorte que cela cesse. Ses connaissances limitées en biotechnologie lui suggérèrent la présence d’une puce sous son crâne, un implant cérébral, qui aurait pour mission de transmettre des traductions précises des messages nerveux à la prothèse, sous forme d’ordres, afin de reproduire sans erreurs les fonctions et mouvements d’un vrai membre.
Il laissa retomber mollement son bras gauche sur le lit.
— Bien sûr que non, ça ne va pas. Je me réveille et je remarque que quelqu’un a essayé de me greffer une saloperie de prothèse sans mon consentement.
— Ouais, en parlant de ça… reprit Zmitro d’un ton hésitant.
— Tes parents ont demandé à des chirurgiens de leur district de t’opérer, lui expliqua calmement Miĥaela. Pour ce qui est des détails, je pense que tu devrais en discuter avec eux.
Un silence glacial s’installa dans la chambre après cet échange. Joakìm fixa la porte d’un regard mauvais, les sourcils froncés.
— Il est là, lui aussi ?
— Si tu parles de l’ami de ta mère, alors oui, il est là, lui répondit Tadeo.
— Oh, ce n’est pas… (Miĥaela marqua une pause, durant laquelle elle se frotta la nuque d’un air penaud.) Mince, désolée.
— Il n’y a pas de mal, tu ne pouvais pas savoir. J’en ai seulement discuté avec Tadeo.
Il se racla la gorge à plusieurs reprises. D’un œil distrait, il tenta de s’intéresser sans grand succès à la publicité diffusée à la télévision. Une histoire d’amour entre deux femmes, sur couche d’évènements dramatiques et joyeux, afin de promouvoir une marque de jus d’ananas aussi aseptisée que les céréales CropLife. L’espace d’un temps, il imagina les personnes chargées de l’écriture du spot publicitaire, sniffant ligne après ligne des quantités astronomiques de drogues dures. Parallèlement, il échangeait quelques paroles avec ses visiteurs, parlant de tout et n’importe quoi. Une discussion banale qui dura quelques minutes.
Tadeo lui servit un deuxième verre d’eau qu’il accepta volontiers. Après l’avoir bu, il se tourna vers Zmitro, la tête pleine de questions.
— Qu’est-ce que j’ai raté durant mon absence ?
— Rien de bien important. Ils ont installé des décorations dans les rues pour les fêtes. Et, euh…
— Je voulais parler de l’enquête, en fait.
— Tu viens à peine de te réveiller, enfin, lui fit remarquer Miĥaela. Tu devrais souffler quelques jours avant de…
— Pas tant que ce connard est libre de faire ce qu’il souhaite !
Son accès de colère lui provoqua une douleur dans le thorax, lui arrachant une violente quinte de toux. Tadeo lui tapota gentiment le haut du dos. Il respira lentement quelques secondes, avant de reprendre.
— Je crois savoir qui il est. Je ne connais pas encore son nom, mais je sais à qui nous pourrions poser des questions.
— Ah, vraiment ? (Zmitro avait le regard fuyant.) C’est… une bonne chose. Mais je pense que tu devrais te reposer, comme l’a dit Miĥaela. Tu risques de rester un moment à l’hôpital, tu comprends ?
— Il a raison, Joakìm, rajouta Tadeo dans la même veine. C’est une mauvaise idée. Tu as besoin de repos et de rééducation. C’est pas si simple que ça d’apprendre à utiliser un nouveau bras, apparemment.
Joakìm les dévisagea silencieusement. Il y avait comme une sorte de tension dans l’air, un malaise presque palpable. Zmitro ne semblait pas être le même que d’habitude, son assurance était complètement effacée. Et le ton que lui et Tadeo employaient lui paraissait beaucoup trop maternant, au point d’en devenir blessant.
Il déglutit, avant de reprendre :
— Mais…
— C’est trop dangereux pour toi, le coupa aussitôt Miĥaela. Laisse nous faire. On ne cause plus d’un camé, là. L’homme qui t’a fait ça est un corpo. Tu le sais, n’est-ce pas ? (Elle s’arrêta de parler un instant, comme pour jauger sa réaction.) Il a assez d’argent pour engager des gars d’une milice privée. Il est beaucoup plus dangereux que le clampin après qui on pensait courir jusque-là.
C’est à ce moment-là qu’il fut frappé par une réalisation.
À cet instant précis, il ressentait qu’il n’était rien d’autre qu’un poids mort à leurs yeux. Il se sentit abandonné, délaissé, et détestait cet arrière-goût amer qui stagnait au fond de sa gorge. Une colère aveugle montait en lui, amplifiée par la voix caverneuse de son flux et de ses paroles qui — il le comprenait enfin — donnaient l’impression d’être toujours justes, d’être en accord avec ce qu’il éprouvait, de le guider toujours sur le bon chemin de ses pensées.
Tout ça, ce n’est rien de plus que du baratin. Lis entre les lignes. Tu sais ce qu’ils s’apprêtent à faire, n’est-ce pas ?
Mentalement, il acquiesça.
Ils avaient promis de t’aider. Mais désormais, ils fuient face au danger. Ils ne sont rien de plus que des lâches.
Il le sentit gronder en lui. Soudainement, des souvenirs de leur altercation avec le sans visage refirent surface. Il vit de nouveau son bras gisant par terre, le sang sur le sol et les murs, l’éclat étincelant de la modification Rakor qui s’apprêtait à l’embrocher et le tuer pour de bon. Un sentiment d’injustice s’empara de lui. Au bout de ses doigts, il ressentit comme des picotements. Et suivant les bons conseils de son nouvel allié, il se laissa aller.
Une arme de poing apparut dans sa main. Un Mankred comme il avait pu en voir dans des centaines de films d’action. Le pistolet était flambant neuf, comme tout juste sorti de l’usine. Du coin de l’œil, il aperçut son propre reflet dans le verre de la fenêtre. Ses iris étaient complètement blancs l’espace d’un court instant.
Faisant de nouveau face à ses visiteurs, il balança l’arme à feu dans les mains de Zmitro, qui la rattrapa d’une facilité déconcertante. Si cette dernière avait été chargée, jamais il n’aurait déclenché de tir par erreur à cause de cette manœuvre. Ce n’était pas l’oeuvre de simples réflexes humains mais bien autre chose.
— Tes yeux… commença Tadeo, d’une voix tendue.
— Là. Vous voyez ?! Je suis comme vous, maintenant !
— Ce n’est pas le…
— Vous m’avez inspiré, bordel ! reprit Joakìm, coupant la parole à la vétérane. Des parfaits inconnus, le genre de personnes que je pensais ne jamais rencontrer dans ma vie, m’ont redonné espoir en m’exposant leur vision de la justice. Des gens comme moi, avec leurs propres problèmes, qui malgré tout ont trouvé le courage de se relever pour agir et aider ceux qui en auraient besoin. Braver aussi bien le danger que l’injustice, pas comme ces couilles molles d’avocats ou cette pseudo-police corrompue qui ont vite abandonné le cas de mon père !
Le jeune homme se redressa sur son matelas à air, à l’aide de son seul bras valide, afin de se positionner un peu plus confortablement. Le lit s’adapta de manière autonome et releva doucement le dossier.
— Je sais très bien ce que vous comptez faire dès que vous aurez mis les pieds en dehors de cette clinique. Il n’y a aucune suite de prévue, parce que vous avez peur de vous heurter à quelque chose de trop gros. Qui l’eût cru qu’un fils de bourge était beaucoup plus dangereux qu’un de ces dérangés que vous avez attrapé par le passé, hein ? (Il marqua une pause, durant laquelle il agrippa les draps entre son poing, comme pour rediriger sa fureur vers autre chose.) Par pitié, dites-moi que vous n’allez pas lâcher l’affaire… J’ai juré que j’allais le retrouver. Ça ne peut pas se terminer comme ça. S’il vous plaît, j’ai besoin de vous…
Le trio se concerta en silence. Après quelques secondes, la colère le quitta progressivement et laissa place à un sentiment de honte. Joakìm se demanda alors s’il n’était pas allé trop loin en exposant ainsi sa pensée.
Après un verdict tout aussi discret, Zmitro reposa le pistolet sur le lit et se saisit de l’Odeka de l’étudiant, déjà attaché au poignet du membre artificiel. Il écrivit quelque chose dans ce qui ressemblait à un pense-bête, puis remit le micro-ordinateur là où il l’avait trouvé.
— C’est mon numéro, expliqua-t-il. Passe-moi un coup de fil quand tu seras en meilleure forme. (Puis, en pointant l’arme de l’index.) Et cache ça avant que quelqu’un ne tombe dessus. Ou mieux encore, fais-le disparaître si tu peux.
D’un signe de la tête, il indiqua aux deux autres qu’il était temps de partir. Ce fut le premier à sortir, suivi par Miĥaela, qui adressa un salut de la main à Joakìm une fois le dos tourné. Tadeo les regarda quitter la pièce, puis se leva de la chaise.
— Je viendrai te rendre visite de temps en temps jusqu’à ta sortie. Soigne-toi bien, d’accord ?
Le psychique s’en alla lui aussi, après une petite tape sur l’épaule en guise d’au revoir. Le jeune homme se retrouva donc seul dans cette grande chambre de clinique, attristé et déçu par la tournure des évènements. Dans un long soupir, son regard se posa de nouveau sur la prothèse de métal qui ne lui inspirait que du dégoût. Par le passé, que ce soit auprès de sa mère, Ana ou des connaissances de l’université, il ne s’était jamais gêné pour exprimer sa position vis-à-vis des modifications bioélectroniques ; et pendant longtemps, il avait même cru qu’il pourrait vivre sans avoir besoin de ces dernières.
Quelle ironie… Le destin se fout ouvertement de ma gueule.
Il fut tiré de ses songes par une nouvelle série de frappes en provenance de la porte. Il glissa rapidement le Mankred sous son drap. Deux silhouettes familières firent leur entrée. Il reconnut immédiatement sa mère, Sofìa Telesca, anciennement Trado, puis à son grand dam, son beau-père, Sean Telesca. La première avait la quarantaine et son visage accusait que très peu du passage du temps mais laissait tout de même entrevoir quelques rides d’expressions assez discrètes. Ses longs cheveux bruns ondulés descendaient en cascade jusqu’à ses fines épaules. Derrière ses yeux bleus se cachait une tristesse infinie dont Joakìm ne connaissait que trop bien les raisons. Le second était plus jeune de seulement une paire d’années. Il semblait ne pas assumer sa figure et son profil parfaitement dessinés, qui lui donnaient l’air d’un homme d’affaires sévère et expérimenté. Sa chevelure noire plaquée en arrière et ses sourcils épais ne faisaient que renforcer ce constat. Ce jour-là, il était rasé de près, mais ce n’était pas toujours le cas. Ils portaient tous deux des vêtements plutôt décontractés dans le style des districts supérieurs, des tenues en soi élégantes mais qui restaient confortables.
Sans crier gare, sa mère lui sauta au cou. L’étreinte était telle qu’il avait l’impression de suffoquer entre ses bras. Alors que le jeune homme était sur le point de lui demander d’arrêter, il se rendit compte que cette dernière pleurait à chaudes larmes. Un sentiment acide, mélange de culpabilité et de honte, lui tordit l’estomac lorsqu’il prit conscience de la situation. À l’âge de 22 ans, il avait frôlé la mort ; veuve depuis quelques années déjà, Sofìa avait failli perdre son unique enfant.
— J’ai eu tellement peur… lui dit sa mère, entre deux pleurs. Ils ont… Ils pensaient que tu n’allais jamais te réveiller !
— Je suis désolé, maman. Je suis vraiment… vraiment…
Elle le libéra de son étreinte, avant de prendre gentiment sa tête entre ses mains et de l’inspecter sous tous les angles, comme pour vérifier si tout ceci était bien réel, à la grande gêne de son fils.
— Est-ce que tu te souviens de quoi que ce soit ? L’IMS est venue nous voir le soir même, ils disent qu’un de ces réprouvés t’a agressé en pleine rue, d’après un témoin qui passait par là.
« Réprouvés. »
Il se rappelait avoir entendu Miĥaela prononcer ce même mot lors de leur virée dans la matrice, quelques semaines auparavant, dans l’espace privé de Bazíl Montaro. L’origine du terme ne lui était pas inconnue malgré son désintérêt total pour la religion dans laquelle ce dernier prenait racine, mais il n’aimait pas vraiment la connotation négative qui s’en dégageait.
Avec tout ce qui m’est arrivé récemment, les découvertes sur mon flux…
Tous les jours, des personnes tombent malades à cause de leur flux. Les juger ainsi d’un simple mot, sans même prendre en compte leurs circonstances, ça n’a rien d’honnête.
Conscient qu’il divaguait de nouveau, Joakìm revint assez vite à la question de sa mère. Il ne souhaitait pas entrer dans les détails afin de ne pas l’inquiéter et opta donc pour un mensonge complètement inoffensif.
— Non, je ne me souviens de rien…
— Ce n’est pas grave. L’IMS est sur le coup, tu n’as pas besoin de t’en faire.
Il leva les yeux vers son beau-père, qui venait de prendre la parole. Sean lui adressa un petit sourire, avant de poursuivre.
— Bonjour, Joakìm.
L’étudiant le salua d’un hochement de tête courtois.
— Heureux de te voir de nouveau parmi nous. J’espère que la prothèse te plaît. Je l’ai sélectionnée moi-même, en me basant sur les critiques des modèles les plus récents.
— Fallait pas, vraiment, lui répondit le jeune homme à voix basse.
— Je t’en prie. Considère ça comme ton cadeau des fêtes hivernales. Tu n’étais peut-être pas présent au repas de famille cette année, mais tu mérites au moins de recevoir quelque chose.
— Je suis plus un gosse, j’ai pas besoin d’un…
Joakìm ferma les yeux et se frotta lentement les paupières, exaspéré. Après un long soupir, lassé de tourner autour du pot, il reprit :
— Rassure-moi, c’est bien toi qui as eu cette idée de merde de me greffer un bras mécanique ? Est-ce que ça t’aurait embêté d’attendre que je me réveille, au moins ?
Sean et Sofìa échangèrent un regard. Sa mère semblait vouloir dire quelque chose, mais trébuchait sur ses propres paroles. Son beau-père prit donc l’initiative de lui répondre, après avoir tiré doucement sur le col de son gilet.
— La décision vient de ta mère. Mais je ne pense pas que ce soit d’une grande importance. Sache juste que, d’un simple point de vue traditionnel, si elle et moi n’avions rien dit à ce propos, et que le médecin avait choisi de… (Il expira longuement, comme s’il souhaitait gagner du temps et trouver les bons mots.) Bref, la maison funéraire aurait fait la même chose, afin que tu sois présentable pour l’occasion.
— Je crois que je vais gerber.
— Sean, tu ne devrais pas lui dire tout ça, balbutia Sofìa, visiblement inquiète.
— Chérie, il a posé la question, je pense qu’il est en droit de savoir. Et comme il le dit si bien, ce n’est plus un enfant.
— Il faut que je parle avec maman cinq minutes. (Il pointa la porte du pouce et adressa un regard en biais à son beau-père.) Tu permets ?
— Je vois. Je serai dans le couloir, dans ce cas.
Il quitta la pièce. Après un court flottement, la mère de Joakìm exprima un air de reproche à l’encontre de son fils. Malgré tout, sa voix se faisait douce, comme à son habitude.
— Il fait de son mieux, tu sais. Tu devrais…
— Pas aujourd’hui. Je n’ai pas envie, aujourd’hui. Désolé.
— Je ne peux pas t’en vouloir, je suppose.
Elle marqua une pause afin d’observer la fameuse prothèse, sujet de cette grande discorde. Puis elle se leva du petit tabouret pour venir s’asseoir sur le lit, à côté de son fils. Joakìm éteignit la télévision.
— De quoi veux-tu discuter ? lui demanda-t-elle. D’ailleurs, qui étaient ces personnes qui t’ont rendu visite, juste avant ?
— Des connaissances… Des connaissances de la fac. Ils s’inquiétaient de ne pas me croiser pendant plusieurs jours.
— Oh, je vois. C’est une bonne chose, ça.
— Ouais… (Il se racla la gorge.) Je me demandais, est-ce que j’ai été étrange par moment, cette année ? Je veux dire… Est-ce que j’étais absent pendant de longues périodes, sans donner de nouvelles, par exemple ?
— Pas que je me souvienne. Tu passais de temps en temps à la maison, comme toujours. Pourquoi ?
— J’ai l’impression d’avoir oublié beaucoup de choses de ces derniers mois, c’est tout. Mais je n’arrive pas à mettre le doigt sur la moindre explication…
— Quelque chose ne va pas, mon chat ? Tu veux que j’appelle le docteur ?
— Non, c’est bon. Ce n’est pas bien grave, en fait.
Il repensa rapidement à la courte discussion qu’il avait eue avec ILDA, son IA personnelle, après son réveil difficile plusieurs semaines auparavant. Cette dernière avait fait mention d’une dizaine de messages vocaux qu’il n’avait pas pris le temps d’écouter et qu’il avait jusque-là associé à sa mère.
Cet énorme trou de mémoire m’a complètement retourné le cerveau. C’était sûrement du démarchage et d’autres conneries, rien de plus.
D’un hochement de tête, il balaya ces pensées inutiles.
— Est-ce que tout va bien de ton côté, maman ?
— Bien sûr, ne t’inquiète donc pas. Tu sais ce que c’est, hein ? La maison, les à-côtés… D’ailleurs, si jamais tu veux passer quelque temps avec nous après ta sortie de la clinique, tu es le bienvenu, évidemment. On préparera la chambre d’ami juste pour toi. Ou alors, viens un soir pour manger avec nous, au moins.
— Mon droit de passage dans les districts supérieurs est encore valide ? Il expirait début décembre, dans mes souvenirs.
— Normalement, oui. Mais je demanderai à Sean d’y jeter un œil, si tu le souhaites.
— D’accord. Merci.
Sa mère hocha lentement la tête, un petit sourire aux lèvres. Puis elle passa une main dans les cheveux de Joakìm, afin de les ébouriffer. Ce dernier se met à rire, légèrement gêné. Ce moment de joie n’était néanmoins que de courte durée, étant vite remplacé par cette morosité dont il arborait le masque en permanence depuis son réveil. Son regard perdu dans le vide, il reprit d’une voix éteinte.
— Je pense beaucoup à papa, dernièrement. Je ne sais pas si c’est à cause de la saison ou de…
Elle resta silencieuse, lui laissant le temps de trouver les mots.
— Il me manque terriblement. J’aimerais qu’il soit là, maintenant. Qu’il me dise que tout va bien se passer, ce genre de chose.
— Moi aussi, Joakìm.
Comme toujours, il y avait cette justesse et une triste résolution qui imprégnaient la voix de sa mère. Il n’avait pas besoin de la regarder pour savoir qu’elle le pensait vraiment et que ça serait toujours le cas.
— Quand tu sortiras de la clinique, on pourra aller le voir, si tu veux. Je sais que tu ne crois pas vraiment à tout ça, mais…
Il secoua lentement la tête. Après ce qu’il avait vécu dans le Purgatoire, il sentait que quelque chose était différent. Ses croyances restaient les mêmes, mais il lui était impossible de nier ce qu’il avait vu.
Il y avait une vie après la mort. Et après toutes ces années, il était temps pour Joakìm d’arrêter de se faire du mal. La plaque de marbre qui portait le nom de son père l’aiderait peut-être à faire la paix avec sa situation, ne serait-ce qu’un petit peu.
D’une voix déterminée, il prit une décision.
— Faisons ça. Je suis sûr que ça lui ferait plaisir.
Miĥaela, Tadeo et Zmitro visitaient périodiquement le 9e étage de la clinique SanoKorp dans le 321e district afin de consulter auprès d’une psychiatre, chacun leur tour pendant une vingtaine de minutes. Le vendredi après-midi se trouvait être un moment plutôt calme pour la professionnelle qui les suivait et c’était pour cette raison qu’ils avaient choisi ce créneau pour leurs rendez-vous.
Assis à la table de la salle de repos du personnel, Zmitro et Tadeo buvaient lentement du café fraîchement préparé par leur hôte. Une horloge numérique affichait 15 heures. Soudainement, la porte d’un bureau s’ouvrit. Miĥaela en sortit, accompagnée d’une femme en blouse blanche, à peine plus grande qu’une collégienne. La première avait l’air contrariée et en plein déni, tandis que l’autre semblait plutôt gênée par la situation. Le fumeur tira une longue bouffée sur sa cigarette, tout en regardant l’horloge. La consultation de la vétérane avait duré seulement 10 minutes, ce qui était malgré tout un exploit.
Alors que l’intéressée s’éclipsait en direction des toilettes, la psychiatre rejoignit ses deux précédents patients et prit place à la table. Elle se servit aussi une tasse, avant de pousser un profond soupir.
— Je ne sais pas quoi faire. (Elle leva les yeux vers son ancien collègue, tout en se massant les tempes.) Bon sang, comment vous pouvez si bien vous entendre, elle et toi, Zmitro ? Vous êtes si différents, je ne comprends pas.
— Oh, mais c’est très simple ma chère Franciska. C’est parce qu’on baise, voilà pourquoi. Et c’est pas pour me vanter, mais…
— Putain ! éructa Tadeo, après avoir manqué de s’étrangler avec sa boisson chaude. Zi, trop de détails !
— Tout le monde baise, mon grand. Tu devrais t’envoyer en l’air de temps en temps, toi aussi. Je suis sûr que ça te ferait du bien.
— Mais mêle-toi de tes affaires, enfin !
— On va bien finir par te trouver un beau gosse pour te tenir compagnie, ne t’inquiète donc pas.
Tadeo se contenta d’un haussement d’épaules en guise de réponse, ce qui tira un rire aux deux autres. Puis Zmitro posa son regard sur la psychiatre, la tête penchée sur le côté.
Franciska Ramez et lui se connaissaient depuis plus de dix ans. Ils s’étaient rencontrés dans la clinique, alors qu’il n’était qu’un simple aide-soignant et elle fraîchement diplômée de la meilleure école de médecine d’Europo-3, un doctorat en poche. À l’époque, ils ne travaillaient pas dans les mêmes services, mais se croisaient assez souvent à la cafétéria. Ils entretenaient une bonne relation professionnelle doublée d’une amitié sincère. Quelques années plus tard, Zmitro avait été victime de la pire crise de sa vie, à cause d’un surmenage sévère et de gros problèmes personnels. Sans avertir qui que ce soit, il avait décidé de démissionner du jour au lendemain. Franciska était la seule de ses collègues à être restée en contact avec lui.
Après plus d’une décennie de dur labeur, elle était toujours la même : une petite brune au visage rond, les cheveux coiffés en chignon et une paire de lunettes aux verres carrés qui lui donnaient un air sympathique. Il lui trouvait néanmoins un peu plus mèches blanches d’année en année, mais jamais il aurait osé lui en souffler ne serait-ce qu’un mot.
Il rangea sa machine à nicotine dans l’une de ses poches avant de vider sa tasse de café. Puis il reprit le fil de la conversation.
— Ça va aller, doc. Elle est très têtue, mais si elle vient quand même vers toi, c’est qu’elle a ses raisons. Elle a juste beaucoup de mal à s’ouvrir aux autres, c’est tout. Je ne connais pas certains détails de sa vie, c’est pour te dire, et ça fait pourtant trois ans qu’on bosse ensemble.
— Je sais qu’elle garde énormément de choses pour elle, oui. Mais ce qui m’embête le plus, c’est ce foutu contrat de confidentialité qu’elle a signé avec l’IMS, concernant sa carrière militaire. Je suis certaine que ça l’aiderait beaucoup de revenir là-dessus, mais malheureusement…
— Elle fait beaucoup de cauchemars, apparemment, rajouta Tadeo à voix basse.
— Ouais… (Zmitro hocha lentement la tête. Puis il changea de sujet.) Bref. Comment se passe le boulot en ce moment, Franciska ? Les recherches avancent bien ?
— C’est… compliqué. Les patients que vous avez amenés ne présentent toujours aucune amélioration vis-à-vis de leur comportement, et j’ai beau me creuser les méninges, je ne comprends pas pourquoi. Mon équipe et moi-même suivons les procédures standards et essayons d’autres méthodes en parallèle, mais rien n’y fait. Il y a quelque chose d’étrange dans toute cette histoire.
— Je vois. C’est pas demain la veille qu’ils retourneront dehors, alors.
— Plus les années avancent et plus le flux fait des ravages, dit Tadeo. Si ça continue, il n’y aura plus de place pour tout le monde dans les cliniques…
La psychiatre remit de l’ordre dans le col de sa blouse.
— Effectivement. Ça me désole de savoir qu’on a réussi à se débarrasser de toutes les MST en à peine quelques années, mais que ce genre de chose nous échappe complètement. C’est notre quotidien, mais nos connaissances sur le sujet sont plus que limitées. À croire que l’invention des machines à aspiration de flux n’était que le fruit du hasard. Un énorme coup de bol qui a sauvé des milliards de vies sur le long terme.
Tadeo et Zmitro échangèrent un regard déprimé.
Miĥaela revint à ce moment-là, un faux grand sourire sur le visage. De l’eau fraîche perlait encore sur son front et ses joues. Elle prit place à côté de Tadeo, sans mot dire.
— Concernant les consultations du jeune homme…
Un bip émis par l’implant à la base de sa nuque interrompit Franciska. Des données apparaissaient sur le verre droit de ses lunettes. Dans un bond, elle se leva de sa chaise.
— Je vais devoir vous laisser, j’ai une urgence. N’oubliez rien en partant, d’accord ?
Au trot, elle prit la direction du service de psychiatrie, vers l’aile des patients non affectés par le flux.
Zmitro se leva à son tour.
— Bien. J’ai quelque chose à faire avant que l’on se taille. Je vous rejoins en bas dès que j’ai terminé.
— Encore ? (La vétérane fronça les sourcils.) Déjà la semaine dernière…
— Évite de trop les narguer cette fois-ci, s’il te plaît, renchérit Tadeo d’un air réprobateur.
— Je suis de bonne humeur aujourd’hui, j’ai juste envie de discuter un peu avec le nouvel arrivant. C’est important de prendre des nouvelles, de temps à autre.
— Si tu le dis, souffla Miĥaela dans un haussement d’épaules. On t’attend en bas, alors.
Il se dirigea vers le couloir opposé à celui qu’avait emprunté Franciska, quelques secondes auparavant. Après une courte marche, il se retrouva face à une porte coulissante automatique aux vitres opaques. À côté de celle-ci, contre un mur, un affichage holographique réservait l’accès au service seulement au personnel autorisé. Il présenta une carte blanche — sur laquelle était gravé le logo de SanoKorp — à un petit boîtier noir. Il n’était pas censé être en possession de cette dernière, mais le travail que lui et ses compagnons effectuaient en étroite collaboration avec la psychiatre lui donnait ce privilège.
Zmitro pénétra dans le long couloir qui apparaissait désormais devant lui. Il partit à la recherche de Cinno d’un pas décidé. Au passage, il se saisit d’une chaise qui trônait à l’entrée du service. Il échangea quelques regards avec les résidents qui tournaient la tête à son passage ou se levaient et s’avançaient vers la plaque de plexiglas qui séparait leur cellule aménagée de l’extérieur. Celles-ci ressemblaient aux pièces d’isolement exiguës dans lesquelles étaient placés les patients agités, à quelques détails près ; il y avait un lit, et pas seulement un matelas posé à même le sol, ainsi qu’un petit meuble de chevet et une lampe. Certains des patients avaient l’autorisation de posséder des biens personnels, tels que des livres ou une minuscule télévision. Une machine à aspiration de flux ronronnait en permanence dans un coin, bien à l’abri des mains les plus curieuses, la base de cette dernière étant enfouie dans le sol.
Arrivé à la cellule de Cinno, il salua les deux hommes de sécurité en faction au bout du couloir. Puis il s’installa face à la vitre en prenant place sur la chaise. Sur la gauche, un système de contrôle biométrique empêchait toutes intrusions ou sorties non désirées. L’assassin se leva de son lit, avant de venir s’asseoir en tailleur devant Zmitro, qui se munissait déjà de sa cigarette électronique. Le sourire pervers qu’il arborait aurait donné des frissons à n’importe qui, mais ce n’était pas le cas du fumeur. Après tout ce temps, il ne ressentait rien d’autre que de la peine pour ces pauvres âmes.
Cinno brisa le silence d’une voix criarde.
— Ah, te voilà ! Je suis vraiment content de te voir, tu sais ?
— J’entends ça. Sympa tes nouvelles dents, au fait. Du très bon boulot. C’est quel dentiste qui t’a fait ça ?
— J’en veux toujours à ta copine. J’avais un sourire impeccable, avant ça. Elle n’est pas avec toi, d’ailleurs ? C’est bien dommage.
— Elle était de mauvaise humeur cette nuit-là… Ça arrive à tout le monde. (Il cracha un nuage de vapeur mentholée.) On m’a expliqué que tu ne t’améliores pas vraiment, côté comportement. Qu’est-ce qu’il se passe, Cinno ? Dis-moi tout.
— C’est des conneries, je suis doux comme un agneau. Demande à mes copains, là, ils pourront te le dire. Hein, Ìsabela ?!
L’intéressée, qui se trouvait dans une autre cellule à seulement quelques mètres de la sienne, lui présenta son majeur en guise de réponse. Puis elle lui tourna le dos, allongée sur sa couchette. Zmitro souffla longuement du nez, légèrement amusée par cette mise en scène.
— Elle a un cul à damner un saint, mon gars, reprit Cinno en la dévorant de ses yeux pervers. Je te jure, cette salope joue avec mes couilles…
— Il y a une raison pour laquelle on vous amène ici, mes équipiers et moi, tu sais ? C’est parce qu’on a envie de vous voir aller mieux et de vous réintégrer dans la société. Crois-moi sur parole quand je te dis que si c’était l’IMS qui t’avait choppé, ils n’auraient pas cherché bien loin. T’es juste une menace pour eux, tu comprends ? Ils t’auraient tué sur place.
— Ah ouais ? C’est vraiment sympa de votre part, du coup. Merci, alors. Mais allez vous faire mettre, aussi. J’suis coincé ici à cause de vous, bande de connards.
— Non. Tu as foutu ta vie en l’air à partir du moment où tu as décidé de ne plus aller à SanoKorp comme tout le monde. Et entre nous, il y a une raison à ça ou t’étais juste distrait, à ce moment-là ? Le boulot était stressant ? C’est à cause d’une femme ? Ou d’un gars, peut-être.
— T’es un vrai petit curieux, ma parole. Mais écoute, si t’as que ça à faire… Voyons voir…
Cinno semblait perdu dans ses pensées. Il laissa planer un long silence. Zmitro était suspendu à ses lèvres, désireux d’en savoir plus.
— J’ai… (Court moment de réalisation, la déception se lisait dans son regard.) Non, j’avais deux boulots. Je faisais du catch. Et les jours où aucun match n’était programmé, je combattais dans une ligue de MMA, histoire de me faire un peu d’oseille en plus. Et surtout, parce que j’aime coller des coups dans la gueule des gens. Il y a un truc dans la baston qui rend tout excitant, tu vois ce que je veux dire ? L’adrénaline, toute cette merde ! J’en avais jamais assez.
— D’accord. D’où les nanomachines. C’était pour faire en sorte que le spectacle soit plus impressionnant, n’est-ce pas ?
— Seulement pour le catch. C’est interdit dans les ligues de combats. Il faut que le sang gicle, ça n’a aucun intérêt sinon. Du coup, je les désactivais dans la cage avant de les relancer par la suite, dans les vestiaires, pour retaper mon joli minois. Nanomachines protectrices et réparatrices. J’ai aucune cicatrice, tu vois ? C’est de la vraie magie, ces trucs !
— Mais alors, tu sais te battre. T’avais pris quelque chose ce soir-là, ou quoi ? Et puis, maintenant que j’y pense, je n’ai jamais entendu parler de toi.
— Tu ne regardais pas les bonnes chaînes, peut-être. T’es plutôt du genre à mater des téléréalités, toi, hein ?
— Pas vraiment. (Il marqua une pause.) Du coup ? Il s’est passé quelque chose, un jour ?
— Non, rien du tout. Et c’était une putain de vie de rêve. Quelques années encore et j’allais devenir pro. J’aurai été sur les grosses chaînes nationales. J’aurai tout eu ! Ouais, c’était parfait. Mais je vais te dire quoi. C’est les gens le problème, en fait.
Zmitro haussa un sourcil. Perplexe pour la première fois depuis le début de leur drôle de conversation, il décida d’aller trouver de l’aide auprès des deux hommes de la sécurité, qui les ignorèrent totalement. Il fit donc un effort pour comprendre de quoi il en retournait, même s’il pressentait que l’explication n’allait pas lui plaire.
— Quoi ?
— Ton flux, lui répondit Cinno, changeant complètement de sujet. Qu’est-ce qu’il te dit, en ce moment ?
— Tu passes du coq à l’âne, là. Mais si tu veux vraiment savoir, il ne me parle plus depuis bien longtemps. Une fois que tu as appris à l’utiliser, ce n’est rien de plus qu’une batterie. Tu tires sur la corde, ça te fatigue et rien de plus. Ce truc fait partie de moi. Je le contrôle pleinement.
— Tu l’utilises n’importe comment, alors.
— Je ne sais pas ce qu’il se passe dans ta tête en ce moment, Cinno, mais crois-moi, tu ne devrais pas écouter ce que cette voix te dit.
— T’es chiant, en fait. Je suis déçu. (Il se mit à bâiller avant de regarder l’appareil apposé à son index qui le débarrassait périodiquement de son flux. L’espace d’un instant, il semblait peser le pour et le contre.) Ce monde est une putain de mascarade. Un spectacle de marionnettes, animé par des néo-dieux alimentés par l’argent. Parfois, les marionnettes crient au scandale en postant des longs monologues inintéressants sur leurs réseaux sociaux préférés. Mais au final, on sait tous que c’est juste de la branlette, qu’ils se déchargent par frustration, parce qu’ils sont totalement impuissants. Car après tout, ils savent eux aussi que d’autres souffrent d’une situation pire que la leur. Cet ordre immoral leur donne tout ce dont ils ont besoin pour vivre correctement. (Il changea de position et s’assit en tailleur.) Il n’existe pas une seule personne qui n’a pas connaissance de ces problèmes. Merde, je crois même qu’en discutant un peu, tout le monde se mettrait d’accord sur la façon de faire. Et le pire, c’est qu’avec l’effet de foule, les gens auraient le courage de faire n’importe quoi. Mais vu qu’ils refoulent leurs instincts pour avoir bonne conscience, eh bien…
— Bon sang, Cinno ! Je comprends que dalle de ce que tu racontes.
— Attends, ça vient. (Il se mit à glousser.) D’après toi, pourquoi il y a autant de monde qui regarde des matchs de MMA ?
Zmitro resta silencieux et se contenta d’analyser ses expressions et sa gestuelle, tout en tirant sur sa cigarette. Il avait beaucoup de mal à le suivre, mais il sentait que quelque chose se dessinait au fur et à mesure de l’échange.
— Tu ne sais pas ? Ça n’a rien à voir avec le sport, c’est juste parce qu’ils aiment ça, putain ! La baston, les cris, l’adrénaline ! Au fond de nous, il y a encore cet instinct animal, ce désir de confrontation, l’appel du sang… Le chaos, bon sang ! La voilà, la solution. L’ennemi naturel de l’ordre ! (Il fut soudainement pris de frissons.) C’est ça que me murmure mon flux. Et je le ressens, dans mon cœur, mon âme, je sais que c’est tout ce que j’ai toujours voulu. Rien à voir avec ces branles-couilles hypocrites qui se sentent revivre à travers des slogans virtuels dans la matrice. Et puis, au final… Est-ce que les corpos en ont vraiment quelque chose à foutre de leurs pleurnicheries ? Si tu n’es pas d’accord avec quelqu’un, tu te bouches les oreilles et le problème est réglé. Mais, imagine un instant. Si Europo prend feu, par exemple…
Le fumeur cracha un épais nuage de vapeur et se leva de la chaise. Il rangea sa cigarette puis regarda l’heure affichée par son implant dans son champ de vision.
OK, ça suffit. Ça ne sert à rien.
Miĥaela et Tadeo vont s’impatienter, je ferai mieux de décoller.
Depuis quelques mois, même si ça lui coûtait de l’avouer, Zmitro commençait à douter de l’utilité des recherches et des expériences menées par son ancienne collègue. D’abord optimiste face aux résultats que montraient les trois premiers patients la première année, il avait fini par se rendre compte lors de discussions que quelque chose n’allait pas. Toute trace de progrès avait disparu du jour au lendemain, sans aucune explication ; l’un d’eux était redevenu très agressif et un autre avait de nouveau manifesté des tendances sociopathes et réussi à monter un mensonge poussant une infirmière à démissionner. Franciska n’avait jamais paru inquiète malgré les avertissements permanents de Zmitro, qui avait finalement décidé de lâcher l’affaire. Il lui semblait même qu’elle avait redoublé d’efforts après l’arrivée du septième cas. Jamais elle n’avait pas été autant plongée dans son travail.
Presque deux années après sa création, le service dédié aux dérives extrêmes du flux accueillait neuf patients.
— Bien. C’était sympa de te voir, Cinno, mais j’ai à faire maintenant, s’expliqua Zmitro, désormais sur le départ. Fais pas de bêtises, OK ?
— Déjà ? J’ai même pas fini mon histoire, enfin ! (Il fit mine d’être déçu.) Très bien. À la prochaine, alors. Je trouverai bien un moyen de me barrer d’ici, je pense.
— N’y compte pas trop, surtout après tout ce que je viens d’entendre.
— Oh, non… Je serai sage si tu promets de ne pas me balancer au docteur. Marché conclu ?
— Mais bien sûr.
Il tourna les talons, agrippa la chaise et se dirigea vers la porte du service. Derrière lui, Cinno continuait de s’agiter et tentait d’accaparer son attention de toutes les manières possibles. Et alors qu’il arrivait au milieu du couloir, ces paroles lui tirèrent un frisson d’effroi :
— Oublie pas de prendre des photos du moment où vous allez défoncer le corpo, là, toi et tes petits copains ! J’ai vraiment pas envie de rater ça !
Il reposa brusquement la chaise et retourna sur ses pas, confus et énervé.
— Putain de… D’où tu sors ça ? Où est-ce que tu as entendu ça ?!
Cinno se colla à l’un des murs de sa cellule et y apposa son oreille, comme s’il écoutait à travers la paroi. Puis il frappa doucement, trois fois, avant d’afficher un petit sourire, tout en regardant son visiteur.
— J’ai un lutin qui espionne tout le monde dans la clinique.
Et à quelques mètres de là, Zmitro reconnut le rire dérangé d’un de ses anciens adversaires, qui fut bientôt rejoint de Cinno, créant une cacophonie qui résonna bruyamment dans le service. Les hommes de la sécurité s’approchèrent des vitres et demandèrent le silence à coups de matraque. Au-dessus de sa tête, accroché à la grille d’une ventilation tel un trapéziste sur le point de s’élancer, le petit diablotin à la voix toujours aussi familière vrilla les nerfs de Zmitro avec ses remarques déplacées qui n’en finissaient plus.
Sur le chemin de la sortie, il se rendit compte que l’une des cellules était vide depuis son arrivée.