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La télévision cathodique au centre de la pièce n’émet que du bruit blanc. Un lustre en verre accroché à un plafond inexistant se balance de gauche à droite rythmiquement, telle l’aiguille d’un métronome. Une épaisse brume bleue délimite l’espace. Au loin, des murmures plaintifs se croisent et forment un écho inaudible. Parfois aussi, une personne pleure et crie, comme prisonnière d’un désespoir sans fin.
Et au milieu de tout ça, une nouvelle âme fraîchement débarquée se réveille.
Assis sur un fauteuil en laine rouge, Joakìm agite les chaînes accrochées à ses poignets, tentant tant bien que mal de se libérer de ces entraves qui l’empêchent d’explorer à sa guise cet environnement inconnu qui s’offre à lui. À la recherche d’indices, il plisse les yeux comme pour percer les mystères de ce brouillard qui semble l’appeler à lui. Soudainement, une femme déchire ce voile d’obscurité et s’approche de lui. Il la reconnaît immédiatement. Alors qu’il s’apprête à prononcer son nom, elle lui demande le silence d’un geste de l’index. Elle paraît stressée. Rapidement, elle se campe à ses côtés.
— Ne parle pas trop fort, ils risquent de nous entendre.
Joakìm la regarde avec des yeux ronds. Elle est exactement comme il la voit dans ses souvenirs : une jeune femme mince de taille moyenne, une peau claire parfaitement lisse, comme lavée de toute imperfection, des cheveux ébouriffés teints en violet et des iris gris d’une rare intensité. Un trio de piercings pend à son oreille droite ; une bague en or et aux formes distinguées, héritage familial porté de génération en génération, rappelle constamment ses racines et les raisons de son départ.
Il ressent l’envie de se pincer, l’espace d’un temps. Mais au fond de lui, une voix résonne et le convainc qu’il n’est pas en train de rêver.
— Putain, c’est quoi ce bordel ?
— Eh, depuis quand tu jures autant ? Voilà que je m’absente quelques mois et d’un seul coup, tu…
— T’es morte, Ana.
Elle lui adresse un sourire amer. Le jeune homme sent les larmes qui lui montent aux yeux. Il les chasse d’un mouvement de tête.
— Ouais, je sais. (Elle essaye aussi de briser les liens de métal qui le retiennent sur son siège, sans grand effet.) Écoute, Joakìm. Tu n’as rien à faire ici. Je suis vraiment contente de te voir, mais il faut que tu partes rapidement. S’il te plaît.
— Et où est-ce qu’on se trouve, exactement ?
— Au Purgatoire.
— Ah ouais ? Ça sera une bière pour moi, alors.
Elle lui assène une chiquenaude en réponse à sa pathétique tentative de blague. Puis elle soupire.
— Non, pas celui-là. Le vrai. Tu sais, comme dans les Enseignements. L’endroit où vont les âmes des défunts pour se faire absoudre de leurs péchés et abandonner leurs regrets et souffrances passés.
— S’il y a bien un livre que je n’ai jamais lu dans ma vie… (Il marque une pause, le temps d’afficher un air plus sérieux.) Je suis mort, moi aussi ? Non, ce n’est pas possible. J’étais avec les autres, tout allait bien. Je ne comprends pas. Qu’est-ce que je fais là, Ana ?
L’odeur reconnaissable du désinfectant flotte dans l’atmosphère et lui chatouille les narines. Au-delà des ténèbres sans fin au-dessus de sa tête, il lui semble entendre la voix de Zmitro, ainsi que celle d’un homme dont l’identité lui est complètement inconnue. La conversation en elle-même est incompréhensible, les échanges sonnant parfois comme des bourdonnements lointains.
— T’es dans le coma, à cause de ce qu’il s’est passé. Tu ne te souviens pas ?
Lui parvient alors aux oreilles le signal régulier d’un moniteur cardiaque, qui étrangement, le remarque-t-il sur l’instant, donne l’impression de s’accorder au tempo hypnotique du lustre. Ou peut-être l’inverse. Le temps d’une seconde, une douleur vive lui traverse le bras droit. La télévision s’éteint dans un grésillement, puis se rallume et affiche désormais des bribes d’un passé non si lointain. Il y reconnaît le visage terrifié de Kwen Kichu, ses traits accentués par une intoxication au flux.
Subitement, Ana se manifeste dans son champ de vision, l’empêchant de plonger son regard dans cet écran d’une autre époque.
— Non, ne regarde surtout pas ! C’est ce qu’ils veulent. Si tu restes trop longtemps ici, tu ne vas jamais pouvoir partir.
— Je me souviens, maintenant. Après ça, il y avait des soldats et cet homme au visage masqué…
— Regarde-moi, Joakìm ! Bon sang, fais quelque chose. Arrête de fixer ce truc !
Les images défilent dans sa tête, dans un désordre chronologique des plus affolants. Une mare d’hémoglobine lui énonce le pourquoi de sa présence dans les tréfonds. Une seconde décharge lui traverse le bras et lui arrache un grognement. Des propos déshonorants à propos de sa défunte amie lui donnent une raison d’être réellement en colère. Son ventre se noue. Son flux lui dicte encore une fois les nouvelles règles de conduite à appliquer à la lettre s’il souhaite assouvir ses désirs, mélange bâtard de justice et de vengeance, issu de la rencontre entre l’éducation de ses parents et sa rancœur à l’égard de la caste supérieure. Cette fois-ci, il accepte sans rechigner.
Ses ambitions naissantes se présentent à lui sous la forme d’un mantra qui résonne au plus profond de son âme : « De ton ire naîtra ta puissance. Dans ta puissance, tu reconnaîtras une raison pour ta vengeance. Intoxiqué par ton désir de vengeance, tu feras couler le sang. Et dans le sang de l’adversité, tu trouveras cette satisfaction qui t’échappait jusqu’alors. »
Pour la première fois depuis qu’il a rencontré le groupe de Tadeo, les possibilités que lui offre cette nouvelle source de pouvoir se dessinent clairement : des ramifications à l’infini, partant du néant. La force de créer n’importe quoi à partir de rien.
Et bien plus encore.
Un frisson lui parcourt le dos et son visage se fend d’un sourire.
Ses sens retrouvés, et comme inspiré par ses aventures de ces derniers jours, il matérialise une arme de poing dans sa main droite, la même qu’utilisaient Miĥaela et ses compagnons un peu plus tôt. Il l’examine sous toutes ses coutures, du logo de la marque (« Hydr ») jusqu’à la finition anguleuse qui lui donne un air menaçant. Voyant qu’il manque un chargeur au pistolet, il décide d’en faire apparaître un. Forçant sur les entraves, il l’insère dans la fente et enclenche la glissière, copiant à la perfection cette manœuvre observée des centaines de fois dans diverses séries et autres films d’action.
De deux tirs à bout portant, il brise ses chaînes et s’extirpe de son fauteuil-prison. L’écho des coups de feu se perd dans la brume. Ana le congratule d’une tape à l’épaule, une fois qu’il se tient à sa hauteur. Elle n’a pas l’air d’être surprise.
— Voilà, je préfère ça.
— Tu pourrais au moins faire semblant d’être étonnée, tout de même.
— Tu n’imagines même pas à quel point ma perception du monde a changé depuis que j’ai atterri ici. C’est déprimant. Tu sais, certaines personnes consacrent leur vie à se poser des questions sur l’univers et ce genre de chose. Alors qu’en fait, il suffit de rendre l’âme pour tout comprendre. Ironique, n’est-ce pas ?
— C’est… Je ne sais pas quoi dire. (Il coule un regard en direction de la télévision, d’un air renfrogné.) Un instant.
Il aligne l’écran cathodique dans la mire de son arme, puis tire à plusieurs reprises quand le sans visage fait son apparition. L’appareil explose et des débris se dispersent un peu partout dans la pièce, avant de disparaître en se fondant dans le sol.
Le chargeur de l’Hydr les rejoint, un second le remplace. Joakìm s’éclaircit la gorge.
— Il avait l’air de te connaître. La manière dont il parlait de toi, c’était… atroce. Ses actes étaient totalement justifiés, selon lui.
— Je n’ai jamais vu son visage. Il avait ce même truc qui cachait tout.
— Une idée de qui ça pourrait être, à tout hasard ? Quelqu’un qui pourrait t’en vouloir, à cause de ton départ. Quelqu’un dans l’entourage de tes parents, peut-être ? Une connaissance quelconque ?
— Je crois savoir, mais…
Une alarme stridente la coupe dans son exposé. Parallèlement, Parallèlement, l’éclat du lustre faiblit lentement, jusqu’à plonger la pièce dans le noir. Ana prend Joakìm par la main et lui indique une direction dans la brume, puis ils se mettent à courir. Il éclaire leur chemin d’une lampe torche créée par son flux.
Des formes spectrales apparaissent face à la source de lumière. Certaines s’attardent sur les nouveaux venus, leur murmurant des choses dans des langues étrangères. Joakìm reconnaît quelques bribes de brit, mais ne désire pas s’intéresser à leur contenu. Il chasse les fantômes qui s’approchent d’un peu trop près d’un grand geste du bras.
— Ceux-là s’apprêtent à quitter les lieux, lui explique-t-elle vaguement entre deux inspirations. Ils ont fini.
— Et toi, qu’est-ce que tu fais encore là ? Ça va faire presque qu’un an. Ne devrais-tu pas être… qu’importe où l’on part, après ?
— Le temps s’écoule différemment, ici. Et puis, tu le sais bien, je ne suis pas du genre à respecter les règles. Je préfère me balader plutôt que de rester scotchée devant la télé.
— Le programme a l’air pourri, de toute façon. (Elle lui adresse un sourire triste. Il reprend.) Tu crois que mon père se trouve ici, quelque part ?
— Je ne sais pas, Joakìm. Peut-être est-il déjà parti…
Elle laisse planer un long silence. Le jeune homme fixe les fantômes, à la recherche d’une silhouette qui pourrait ressembler à celle de son père. Quelques secondes plus tard, réalisant à quel point cette idée est stupide, il décide de faire repartir la conversation.
— Il faut que tu me dises tout ce que tu penses savoir à propos de ce gars, Ana. On suit une fausse piste depuis le départ, rien de ce que nous avons appris ne peut nous servir à quelque chose.
— Promets-moi une chose, c’est tout ce que je te demande. Qu’importe ce que tu découvres, ne fais pas de bêtises. Laisse la justice s’occuper du reste.
— De quelle putain de justice tu parles ? Il n’y a jamais de juste sentence pour eux, rien de plus que le poids de leur statut et de leur argent ! Tu le sais très bien. (Il marque une pause.) Je n’ai jamais appris ce qui était arrivé à mon père. Ça va faire dix mois que tu es morte, neuf qu’ils ont abandonné l’enquête. T’étais rien de plus qu’un fait divers dans les journaux…
— Joakìm…
Un hurlement suraigu, à glacer le sang, les arrache à leur conversation. Similaire à celui d’un monstre digne d’une fiction d’épouvante, ce dernier grossit et se propage dans l’espace telle une onde de choc, empêchant les oreilles mortelles de Joakìm de localiser la provenance du cri. Dans un moment de panique, il baisse les yeux vers Ana. La main de la demoiselle se serre un peu plus dans la sienne. Après quelques secondes d’hésitation, ils reprennent leur course.
L’apparition d’une gigantesque porte marque la fin du chemin. Ana se précipite vers celle-ci, à la recherche d’un moyen de l’ouvrir. Toujours sur ses gardes, Joakìm braque la lampe torche dans plusieurs directions. Son arme suit le mouvement. Si la chose se cachant derrière cet horrible mugissement surgit des ténèbres, il préfère se tenir prêt à riposter.
Entre deux manipulations, Ana reprend la parole, le dos tourné.
— Je t’ai un jour raconté les raisons de mon départ des districts supérieurs. Tu t’en souviens ?
— Bien sûr. C’était à cause de cette histoire de mariage arrangé. Tu n’as jamais évoqué les détails, mais j’ai saisi le gros du truc.
— D’accord. Souviens-t’en, parce que je pense que c’est très important pour la suite.
— Comment ça ?
— Mon assassin. Je crois que c’est mon ex-prétendant.
Un nouveau hurlement déchire l’espace autour d’eux. Joakìm se plaque les oreilles et se tourne vers Ana. Soudainement, une immense main rachitique attrape l’amie du jeune homme depuis la brume. Entre deux appels au secours, il tente d’aligner le membre squelettique dans la mire de son pistolet, mais ses bras tremblants l’empêchent de parvenir à ses fins. Impuissant, il la regarde disparaître dans les méandres du Purgatoire. Ses genoux le trahissent et le forcent à choir. Joakìm se sent soudainement vidé d’une grande partie de ses forces, tandis qu’il appelle son amie, encore et encore, à s’en rompre les cordes vocales.
Ses ultimes espoirs de fuite résident dans une porte sans serrure ni loquet. Juste une longue et fade planche de bois, qui se dresse au milieu de nulle part. Dans un grognement rageur, il puise dans ses dernières ressources, se relève et assène un coup d’épaule dans cet obstacle qui le retient malgré lui dans le monde des morts. Puis un autre. Et encore un autre.
À la sixième tentative, un ongle crochu se pose sur son bras. Le souffle arctique de l’être de l’au-delà, qui se tient désormais à ses côtés, lui arrache un hoquet d’effroi. Un ordre formulé dans une langue qu’il ne reconnaît pas le force à se retourner et à faire face à la créature. Ce qu’il considère comme un ange, un gardien du Purgatoire, se trouve n’être qu’une masse informe de lumière qui l’oblige à détourner le regard à la moindre occasion. Une courte réflexion, basée sur une foi dont il ne soupçonnait pas jusqu’à alors l’existence, lui fait comprendre qu’il n’est pas digne d’être témoin de sa véritable apparence. Puis soudainement, il se sent comme touché par une grâce divine. Sans le vouloir, un flot intarissable de larmes se déverse sur ses joues. Tandis qu’il pose un genou à terre, un sourire crispé se forme sur son visage et des suppliques s’échappent de sa gorge ; il n’a pas envie de revenir au fauteuil et de fixer cette fichue télévision, il a besoin de vivre, il lui reste tant de choses à faire là-haut.
La créature le dévisage un long moment. Puis sans crier gare, elle le pousse en arrière. Sa puissance est telle que le jeune homme passe à travers la porte qui finit par s’ouvrir sous la pression. Des abysses l’avalent et il chute plus bas encore, vers une destination inconnue.
Il tombe, indéfiniment.