Prologue
Si quelqu’un lui avait demandé de quelle manière elle voulait quitter ce monde, elle aurait sûrement répondu d’un ton détaché qu’elle préférerait quelque chose de simple, comme partir dans son sommeil ; malheureusement pour elle, le destin lui avait réservé un sort des plus hideux.
Alors que du sang s’échappait de sa carotide victime du tranchant d’une modification bionique, elle tentait désespérément de penser aux circonstances de sa mort qui se rapprochait à grands pas : pourquoi, à quel moment avait-elle commis une erreur, mais surtout, qui était cet homme au visage complètement lisse qui lui avait fait l’honneur de lui arracher la vie ? Toute cette histoire n’avait aucun sens pour elle. Elle était sortie, comme à son habitude, afin de satisfaire sa dépendance en achetant une dose d’une drogue quelconque auprès du dealeur dont elle était cliente depuis plusieurs mois. Et tandis que le deal parvenait à son terme, la faucheuse avait décidé de pointer le bout de son nez.
C’était une soirée calme et l’heure n’était pas assez avancée pour que les rues et l’avenue principale soient bondées de monde. Malgré cela, quelqu’un aurait dû l’entendre, ne serait-ce que dans les immeubles voisins ou les commerces à proximité. Mais les mots restaient bloqués dans sa gorge, remplacés par des gargouillis et sifflements incessants. Il n’avait pas seulement tranché sa carotide, mais aussi ses cordes vocales. Le liquide rouge s’infiltrait là où la plaie béante l’y autorisait et seul un cautère laser des plus récents aurait pu refermer une telle blessure.
Subitement, elle repensa à son pauvre chien qui l’attendait depuis le début de l’après-midi. Il n’aurait pas assez de nourriture dans sa gamelle pour tenir plusieurs jours. Puis, de la même manière, un vague souvenir d’une soirée passée avec ses parents se mit à danser devant ses yeux qui peinaient à rester ouverts. Elle ne pourrait jamais leur rappeler à quel point elle les haïssait ; plus particulièrement son père. Son petit frère lui manquait terriblement et elle regrettait de ne pas pouvoir lui offrir une place dans sa nouvelle vie. Ou tout du moins, le fait qu’elle n’avait jamais eu (et qu’elle n’aurait plus) l’occasion de le faire.
Elle ressentit une vibration à la base de sa nuque. Son implant la prévenait de la réception d’un message textuel, qui ne tarda pas à s’afficher dans un coin de son champ visuel, grâce à la biomodification installée dans ses cornées. Le contenu était indéchiffrable tant sa vision était floue, mais elle savait qui en était l’auteur : ce garçon qui était entré dans sa vie, deux ans auparavant. Ils étaient très bons amis et elle l’appréciait énormément, peut-être même un peu trop. Dans un gémissement, elle essaya vainement de lui répondre en formulant un appel à l’aide. Elle tenta de faire apparaître un clavier virtuel grâce à un clignement répété des yeux. Mais il était déjà trop tard. Les ténèbres s’étaient emparées d’elle et les larmes qui roulaient lentement sur ses joues restaient la seule chose que ses sens sur le déclin pouvaient percevoir.
Elle mourait. Elle en avait conscience depuis le moment où on l’avait jetée dans cette benne froide et nauséabonde, mais dans ses derniers instants, elle n’arrivait pas à l’accepter. Elle ne le voulait pas.
Ses ultimes pensées se tournèrent vers ce qu’elle considérait comme un abandon, celui de ce jeune homme avec qui elle avait passé tant d’heures à rire, boire et partager leurs acquis sur l’informatique et d’autres sujets divers et variés. Elle connaissait ses faiblesses, ses difficultés. Elle l’avait toujours soutenu. La réelle victime de toute cette tragédie était bien elle, mais en fin de compte, elle ne pouvait pas s’empêcher de croire qu’elle faillait à une obligation qu’elle s’était elle-même imposée ; il serait dévasté par sa disparition, elle le savait. C’était très certainement son plus gros regret.
Et après une minute passée à se tourmenter l’esprit, une minute qui semblait avoir duré une éternité, son cœur s’arrêta.